Les Peintres Provençaux. Gouirand André
le Col de la Gineste entre Marseille et Cassis (1855), (exposition centennale de l'art français, 1900); la Razzia (1857); Un troupeau en marche (1854). C'est à partir de 1853 que Loubon semble être arrivé à la possession de son art, et c'est à partir de cette année-là que son œuvre est intéressante à étudier, car elle est définitive.
Le tableau que possède le musée de Marseille: les Bœufs sur la route d'Aix à Marseille, est vraiment d'une composition savante, d'un art consciencieux et fort. Quant à l'action animée et bruyante, elle est là très suggestive. Dans le troupeau de bœufs qui est prêt à disparaître derrière le mamelon raviné, on devine la cohue. Comme dans une charge suprême, les bêtes se bousculent pour éviter le bâton. Sous la poussière, la tête du troupeau s'en est allée déjà dans la déclivité du terrain, pendant que les bouviers frappent et crient, et que les chiens au galop jappent avec fureur après les retardataires.
Ce qu'on peut appeler le champ d'action du tableau est une ligne très harmonieuse qui vient s'appuyer sur la courbe trouvée du premier plan. Le paysage qui encadre cette action est fait de beauté provençale. Au fond, sous le ciel, le pur dessin des collines grecques de Montredon et des îles Riou et de Maïre; plus proche, la croupe allongée de l'ancien fort Notre-Dame de la Garde, l'entrée du vieux port qu'indiquent la haute tour du phare Sainte-Marie, les vieilles maisons de la Tourette et de Saint-Jean; plus proche encore, la ligne accidentée et pittoresque du vieux Lazaret aujourd'hui disparu; enfin, les plans intermédiaires successifs où se déroulent les accidents d'un paysage agreste: des pins qui se penchent avec un mouvement souple; les bras d'un moulin à vent; des cheminées d'usine; l'oratoire provençal au coin de la route en zigzag sur laquelle vont, couvertes de leur tente en cerceau, les charrettes archaïques. Et sur la droite de la composition, le bleu intense de la Méditerranée qui creuse une cuvette triangulaire aiguë dans les dentelures avancées des caps minuscules.
Or, ce tableau qui n'a pas de prétentions aux effets aveuglants de ceux des peintres modernes, contient néanmoins, observé longuement, une lumière vive; et cela, malgré la couleur schisteuse de ses premiers plans, malgré la désagréable et peu aérienne teinte roussâtre, particulière au peintre, qui court un peu partout sur les végétations, malgré des ombres durement accusées, malgré la lourdeur des couleurs lointaines. Trois choses, trois vérités éternelles scrupuleusement observées, judicieusement appliquées, font oublier ces faiblesses: la conscience du dessin, le respect du ton local, la justesse des valeurs. Aussi, combien de peintures à la mode qui papillotent sous prétexte de vibrations solaires, et qui, isolées, semblent flamber et miroiter, s'éteindraient pourtant anéanties à côté du tableau de Loubon? Combien de ceux que l'on dit être des coloristes parce qu'ils font joli ou amusant, ou des impressionnistes parce que leur lumière est orangée et leurs ombres violettes, verraient leur œuvre s'effondrer, comparée à celle d'un peintre qui n'a aucune prétention à la couleur, qui n'est pas du reste un coloriste, mais qui savait dessiner, qui savait établir et qui connaissait son métier.
Cette comparaison, que l'on fait malgré soi en songeant à tout le bruit que provoquent certaines réputations de peintres modernes, alors que sont oubliés ces grands morts d'hier si modestes, on peut la faire encore plus probante avec, du même peintre, le grand paysage, le Col de la Gineste, qui triompha l'an dernier à l'Exposition centennale. On peut dire que Loubon ne construisit, dans aucune autre toile, avec plus de précision et de solidité les plans d'un tableau. Il faut admirer cette toile où l'œil aime à se reposer avec sécurité, l'audace extrême de son ciel tout en haut du cadre – audace que les impressionnistes érigeront plus tard en principes de composition – de son ciel qui n'est pas seulement dans ce court espace réservé à quelques nuages festonnés que le vent enroule, mais qui baigne aussi de lumière le creux des vallonnements successifs, qui éclaire les mamelons étagés où broutent les chèvres. La composition de ce tableau gagnerait peut-être encore à être débarrassée de ces taches noires d'animaux mièvres – qui semblent être mises après coup et qui n'ajoutent rien à la grandeur du paysage. N'importe, ce tableau demeurera, par la belle compréhension de sa lumière, par sa puissance, par sa solidité, parmi les œuvres intéressantes qui naquirent à la suite de l'évolution du paysage commencée avec Rousseau; évolution qui marque la plus grande manifestation picturale du xixe siècle.
Nous trouvons encore au musée de la ville natale du peintre, les Menons de la Crau, une grande toile, à la vérité, plus curieuse que parfaite de composition, mais où le peintre donna libre essor à son observation heureuse des chèvres. Loubon avait de tout temps affectionné cet animal, probablement pour l'excessive mobilité de son allure, et il ne résista pas au plaisir de le mettre en scène comme un personnage important, un acteur en vedette.
Les bergers provençaux ont la coutume de mettre à la tête des troupeaux qui se déplacent, des menons, chèvres barbues, cravatées du haut collier de bois où s'accroche la clochette lourde. C'est la musique officielle qui préside à la marche de l'indisciplinée caravane. Loubon nous a montré les chèvres, vues de front, peu soucieuses de l'importance de leur rôle, dans les poses les plus variées: les unes sérieuses, d'autres esquissant un entrechat comique, les jeunes prêtes à cosser, le regard mauvais; toutes disposées à une incartade imprévue. Et entre le dessin capricieux de leurs formes osseuses, derrière ce rideau sombre qu'accusent les pelages foncés, les oreilles et les arêtes vives des cornes, arrive le troupeau bêlant, en masse serrée, pendant que l'arrière-garde va se perdre dans une apothéose lumineuse enveloppée de brouillards poussiéreux. Les chèvres comptant seules dans ce tableau, il faut voir avec quel humour, quelle acuité dans la notation, le peintre a inscrit leurs moindres tressaillements, la souplesse de leurs articulations nerveuses et fines, et leur gaminerie simiesque.
L'œuvre par excellence où s'accélère encore le mouvement est l'importante toile de la Razzia, très remarquée au Salon de Paris de 1857. Gustave Planche avait écrit dans la Revue des Deux Mondes: «La Razzia de M. Loubon est une heureuse tentative dans le genre de Charlet et de Raffet. Il y a dans cette toile un entrain, une ardeur qui plairont aux hommes de guerre.»
Maxime du Camp renchérit: «J'avoue, dit-il, que j'aime beaucoup M. Loubon: il a de l'entrain, une furie méridionale qui fait plaisir à voir et qui constitue à ses compositions une bien réelle originalité. Sa Razzia a le diable au corps. Sur un terrain incliné, les veaux, les taureaux, les vaches, les chèvres, les brebis, les chiens se précipitent, se heurtent, cascadant du mufle à la queue et fuyant de leur galop saccadé devant leurs bergers montés sur des dromadaires lancés au grand trot. Toute cette avalanche dessinée en raccourci est d'un effet extraordinaire. Le troupeau ainsi chassé, est enveloppé d'une fine poussière blanche levée sur les terrains calcaires par le pied agile des bêtes effrayées. C'est grisâtre, mais d'une rapidité qui fait pardonner cette faiblesse de la couleur.» Nous n'avons rien à ajouter à ces quelques lignes exprimant si bien notre pensée.
Un tableau que Loubon a fait souvent dans sa carrière, comme des variations nombreuses sur un thème identique, c'est le Troupeau en marche du musée de Montpellier. Sur la route, au soleil, le troupeau vient de face, toujours malmené par l'homme et les chiens. Au milieu, dominant les moutons et les chèvres de sa haute stature, l'âne gris cendré de Provence, avec, surmontant le bât, les deux sacs de sparterie tressée qui oscillent, se haussent ou disparaissent dans le remous imprimé par la bousculade générale. Parmi les animaux effarés, l'âne seul semble échapper à la loi du mouvement exacerbé que l'artiste impose à tous. Que le chien jappe, gambade et morde même; que les moutons se pressent en galop de déroute, que les chèvres bondissent, que les mulets ruent, que les bœufs apeurés mugissent, que les chevaux que l'on tire trop durement avec la bride se cabrent, l'âne, comme un sage retiré dans sa tour d'ivoire, par seulement l'ironique balancement de ses longues oreilles, subit la bourrasque sans y participer. Il se laisse entraîner passif, philosophant peut-être; que sait-on? Et par ce rôle réservé à l'âne seul, le peintre aixois affirme encore davantage le côté particulier de son talent, la justesse de son observation.
Malgré leur couleur peu séduisante, l'abus de certains ocres lourds et opaques, la dureté des contours, le faire râpeux, les tableaux de Loubon sont remarquables encore par la belle ordonnance de la lumière que ce