Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II. Чарльз Диккенс
le compte des fiches et des pence fut ajusté à la satisfaction de toutes les parties, M. Bob Sawyer sonna pour le souper, et ces convives se comprimèrent dans les coins, pendant qu'on servait le festin.
Ce n'était pas une opération aussi facile qu'on pourrait l'imaginer. D'abord il fut nécessaire d'éveiller la fille qui était tombée endormie sur la table de la cuisine. Cela prit un peu de temps, et même lorsqu'elle eut répondu à la sonnette, un autre quart-d'heure s'écoula avant qu'on pût exciter chez elle une faible étincelle de raison. D'autre part, l'homme à qui on avait demandé des huîtres, n'avait pas reçu l'ordre de les ouvrir; or il est très-difficile d'ouvrir une huître avec un couteau de table, ou avec une fourchette à deux pointes; aussi n'en put-on pas tirer grand parti. Le bœuf n'offrit guère plus de ressources, car il n'était pas assez cuit, et l'on en pouvait dire autant du jambon, quoiqu'il fût de la boutique allemande du coin de la rue. En revanche l'on possédait abondance de porter dans un broc d'étain, et il y avait assez de fromage pour contenter tout le monde, car il était très-fort. Au total le souper fut aussi bon qu'il l'est en général dans une réunion de ce genre.
Après souper, un autre bol de punch fut placé sur la table, avec un paquet de cigares et deux bouteilles d'eau-de-vie. Mais alors il y eut une pause pénible, occasionnée par une circonstance fort commune en pareille occasion et qui pourtant n'en est pas moins embarrassante.
Le fait est que la fille était occupée à laver les verres. L'établissement s'enorgueillissait d'en posséder quatre; ce que nous ne rapportons nullement comme étant injurieux à Mme Raddle, car il n'y a jamais eu, jusqu'à présent, d'appartement garni où l'on ne fût pas à court de verres. Ceux de l'hôtesse étaient des petits goblets, étroits et minces; ceux qu'on avait empruntés l'auberge voisine étaient de grands vases soufflés, hydropiques, portés, chacun, sur un gros pied goutteux. Ceci, de soi, aurait été suffisant pour avertir la compagnie de l'état réel des affaires; mais la jeune servante factotum, pour empêcher la possibilité du doute à cet égard, s'était emparée violemment de tous les verres, longtemps avant que la bière fût finie, en déclarant hautement, malgré les clins d'œil et les interruptions de l'amphytrion, qu'elle allait les porter en bas pour les rincer.
C'est, dit le proverbe, un bien mauvais vent que celui qui ne souffle rien de bon pour personne. L'homme maniéré, aux bottines d'étoffe, s'était inutilement efforcé d'accoucher d'une plaisanterie durant la partie. Il remarqua l'occasion et la saisit aux cheveux. À l'instant où les verres disparurent, il commença une longue histoire, au sujet d'une réponse singulièrement heureuse, faite par un grand personnage politique, dont il avait oublié le nom, à un autre individu également noble et illustre, dont il n'avait jamais pu vérifier l'identité. Il s'étendit soigneusement et avec détail sur diverses circonstances accessoires, mais il ne put jamais venir à bout, dans ce moment, de se rappeler la réponse même, quoiqu'il eût l'habitude de raconter cette anecdote, avec grand succès, depuis dix années.
«Voilà qui est drôle! s'écria l'homme maniéré, est-ce extraordinaire d'oublier ainsi!
– J'en suis fâché, dit Bob, en regardant avec anxiété vers la porte, car il croyait avoir entendu un froissement de verres, j'en suis très-fâché!
– Et moi aussi, répliqua le narrateur, parce que je suis sûr que cela vous aurait bien amusé. Mais ne vous chagrinez pas, d'ici à une demi-heure, ou environ, j'espère bien parvenir à m'en souvenir.»
L'homme maniéré en était là, lorsque les verres revinrent; et M. Bob Sawyer qui jusqu'alors était resté comme absorbé lui dit en souriant gracieusement, qu'il serait enchanté d'entendre la fin de son histoire, et que, telle qu'elle était, c'était la meilleure qu'il eût jamais oui raconter.
En effet, la vue des verres avait replacé notre ami Bob dans un état d'équanimité qu'il n'avait pas connu depuis son entrevue avec l'hôtesse. Son visage s'était éclairci, et il commençait à se sentir tout à fait à son aise.
«Maintenant, Betsy, dit-il avec une grande suavité, en dispersant le petit rassemblement de verres que la jeune fille avait concentré au milieu de la table; maintenant, Betsy de l'eau chaude, et dépêchez-vous, comme une brave fille.»
– Vous ne pouvez pas avoir d'eau chaude, répliqua Betsy.
– Pas d'eau chaude! s'écria Bob.
– Non, reprit la servante avec un hochement de tête plus négatif que n'aurait pu l'être le langage le plus verbeux, madame a dit que vous c'en auriez point.»
La surprise qui se peignait sur le visage des invités inspira un nouveau courage à l'amphitryon.
«Apportez de l'eau chaude sur-le-champ, sur-le-champ! dit-il avec le calme du désespoir.
– Mais je ne peux pas! Mme Raddle a éteint le feu et enfermé la bouilloire avant d'aller se coucher.
– Oh! c'est égal, c'est égal, ne vous tourmentez pas pour si peu, dit M. Pickwick, en remarquant le tumulte des passions qui agitaient la physionomie de Bob Sawyer, de l'eau froide sera tout aussi bonne.
– Oui, certainement, ajouta Benjamin Allen.
– Mon hôtesse est sujette à de légères attaques de dérangement mental, dit Bob avec un sourire glacé. Je crains d'être obligé de lui donner congé.
– Non, non, fit Benjamin.
– Je crains d'y être obligé, poursuivit Bob, avec une fermeté héroïque. Je lui payerai ce que je lui dois, et je lui donnerai congé ce matin.»
Pauvre garçon! avec quelle dévotion il souhaitait de pouvoir le faire!
Les lamentables efforts de Bob pour se relever de ce dernier coup, communiquèrent leur influence décourageante à la compagnie. La plupart de ses hôtes, pour ranimer leurs esprits, s'attachèrent avec un surcroît de cordialité au grog froid, dont les premiers effets se firent sentir par un renouvellement d'hostilités entre le jeune homme scorbutique et le propriétaire de la chemise pleine d'espoir. Les belligérants signalèrent pendant quelque temps leur mépris mutuel par une variété de froncements de sourcil et de reniflements; mais à la fin, le jeune scorbutique sentit qu'il était nécessaire de provoquer un éclaircissement. On va voir comment il s'y prit pour cela.
«Sawyer, dit-il d'une voix retentissante.
– Eh bien, Noddy, répondit l'amphitryon.
– Je serais très-fâché, Sawyer, d'occasionner le moindre désagrément à la table d'un ami, et surtout à la vôtre, mon cher; mais je me crois obligé de saisir cette occasion d'informer M. Gunter qu'il n'est pas un gentleman.
– Et moi, Sawyer, reprit M. Gunter, je serais très-fâché d'occasionner le moindre vacarme dans la rue que vous habitez, mais j'ai peur d'être obligé d'alarmer les voisins, en jetant par la fenêtre la personne qui vient de parler.
– Qu'est-ce que vous entendez par là, monsieur, demanda M. Noddy?
– J'entends ce que j'ai dit, monsieur.
– Je voudrais bien voir cela, monsieur!
– Vous allez le sentir dans une minute, monsieur.
– Je vous serai obligé de me donner votre carte, monsieur.
– Je n'en ferai rien, monsieur.
– Pourquoi pas, monsieur?
– Parce que vous la placeriez à votre glace, pour faire croire que vous avez reçu la visite d'un gentleman.
– Monsieur, un de mes amis ira vous parler demain matin.
– Je vous suis très-obligé de m'en prévenir, monsieur; j'aurai soin de dire au domestique d'enfermer l'argenterie.»
En cet endroit du dialogue, les assistants s'interposèrent et représentèrent aux deux parties l'inconvenance de leur conduite. En conséquence, M. Noddy déclara que son père était aussi respectable que le père de M. Gunter. À quoi M. Gunter rétorqua que son père était tout aussi respectable que le père de M. Noddy, et que, tous les jours de la semaine, le fils de son père valait bien M. Noddy. Comme cette