Robinson Crusoe. II. Defoe Daniel
aussi convenable pour Bedlam13 qu'aucune des créatures qui jamais y furent envoyées. En cet état le chirurgien ne voulut pas le saigner de nouveau; mais il lui donna quelque chose pour l'assoupir et l'endormir qui opéra sur lui assez promptement, et le lendemain matin il s'éveilla calme et rétabli.
Le plus jeune prêtre sut parfaitement maîtriser son émotion, et fut réellement un modèle de gravité et de retenue. Aussitôt arrivé à bord du navire il s'inclina, il se prosterna pour rendre grâces de sa délivrance. Dans cet élancement j'eus malheureusement la maladresse de le troubler, le croyant véritablement évanoui; mais il me parla avec calme, me remercia, me dit qu'il bénissait Dieu de son salut, me pria de le laisser encore quelques instants, ajoutant qu'après son Créateur je recevrais aussi ses bénédictions.
Je fus profondément contrit de l'avoir troublé; et non-seulement je m'éloignai, mais encore j'empêchai les autres de l'interrompre. Il demeura dans cette attitude environ trois minutes, ou un peu plus, après que je me fus retiré; puis il vint à moi, comme il avait dit qu'il ferait, et avec beaucoup de gravité et d'affection, mais les larmes aux yeux, il me remercia de ce qu'avec la volonté de Dieu je lui avais sauvé la vie ainsi qu'à tant de pauvres infortunés. Je lui répondis que je ne l'engagerais point à en témoigner sa gratitude à Dieu plutôt qu'à moi, n'ignorant pas que déjà c'était chose faite; puis j'ajoutai que nous n'avions agi que selon ce que la raison et l'humanité dictent à touts les hommes, et qu'autant que lui nous avions sujet de glorifier Dieu qui nous avait bénis jusque là de nous faire les instruments de sa miséricorde envers un si grand nombre de ses créatures.
Après cela le jeune prêtre se donna tout entier à ses compatriotes: il travailla à les calmer, il les exhorta, il les supplia, il discuta et raisonna avec eux, et fit tout son possible pour les rappeler à la saine raison. Avec quelques-uns il réussit; quant aux autres, d'assez long-temps ils ne rentrèrent en puissance d'eux-mêmes.
Je me suis laissé aller complaisamment à cette peinture, dans la conviction qu'elle ne saurait être inutile à ceux sous les yeux desquels elle tombera, pour le gouvernement de leurs passions extrêmes; car si un excès de joie peut entraîner l'homme si loin au-delà des limites de la raison, où ne nous emportera pas l'exaltation de la colère, de la fureur, de la vengeance? Et par le fait j'ai vu là-dedans combien nous devions rigoureusement veiller sur toutes nos passions, soient-elles de joie et de bonheur, soient-elles de douleur et de colère.
Nous fûmes un peu bouleversés le premier jour par les extravagances de nos nouveaux hôtes; mais quand ils se furent retirés dans les logements qu'on leur avait préparés aussi bien que le permettait notre navire, fatigués, brisés par l'effroi, ils s'endormirent profondément pour la plupart, et nous retrouvâmes en eux le lendemain une toute autre espèce de gens.
Point de courtoisies, point de démonstrations de reconnaissance qu'ils ne nous prodiguèrent pour les bons offices que nous leur avions rendus: les Français, on ne l'ignore pas, sont naturellement portés à donner dans l'excès de ce côté-là. – Le capitaine et un des prêtres m'abordèrent le jour suivant, et, désireux de s'entretenir avec moi et mon neveu le commandant, ils commencèrent par nous consulter sur nos intentions à leur égard. D'abord ils nous dirent que, comme nous leur avions sauvé la vie, tout ce qu'ils possédaient ne serait que peu en retour du bienfait qu'ils avaient reçu. Puis le capitaine nous déclara qu'ils avaient à la hâte arraché aux flammes et mis en sûreté dans leurs embarcations de l'argent et des objets de valeur, et que si nous voulions l'accepter ils avaient mission de nous offrir le tout; seulement qu'ils désiraient être mis à terre, sur notre route, en quelque lieu où il ne leur fût point impossible d'obtenir passage pour la France.
Mon neveu tout d'abord ne répugnait pas à accepter leur argent, quitte à voir ce qu'on ferait d'eux plus tard; mais je l'en détournai, car je savais ce que c'était que d'être déposé à terre en pays étranger. Si le capitaine portugais qui m'avait recueilli en mer avait agi ainsi envers moi, et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que je possédais, il m'eût fallu mourir de faim ou devenir esclave au Brésil comme je l'avais été en Barbarie, à la seule différence que je n'aurais pas été à vendre à un Mahométan; et rien ne dit qu'un Portugais soit meilleur maître qu'un Turc, voire même qu'il ne soit pire en certains cas.
REQUÊTE DES INCENDIÉS
Je répondis donc au capitaine français: – «À la vérité nous vous avons secourus dans votre détresse; mais c'était notre devoir, parce que nous sommes vos semblables, et que nous désirerions qu'il nous fût ainsi fait si nous nous trouvions en pareille ou en toute autre extrémité. Nous avons agi envers vous comme nous croyons que vous eussiez agi envers nous si nous avions été dans votre situation et vous dans la nôtre. Nous vous avons accueillis à bord pour vous assister, et non pour vous dépouiller; ce serait une chose des plus barbares que de vous prendre le peu que vous avez sauvé des flammes, puis de vous mettre à terre et de vous abandonner; ce serait vous avoir premièrement arrachés aux mains de la mort pour vous tuer ensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage pour vous faire mourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu'on accepte de vous la moindre des choses. – Quant à vous déposer à terre, ajoutai-je, c'est vraiment pour nous d'une difficulté extrême; car le bâtiment est chargé pour les Indes-Orientales; et quoique à une grande distance du côté de l'Ouest, nous soyons entraînés hors de notre course, ce que peut-être le ciel a voulu pour votre délivrance, il nous est néanmoins absolument impossible de changer notre voyage à votre considération particulière. Mon neveu, le capitaine, ne pourrait justifier cela envers ses affréteurs, avec lesquels il s'est engagé par une charte-partie à se rendre à sa destination par la route du Brésil. Tout ce qu'à ma connaissance il peut faire pour vous, c'est de nous mettre en passe de rencontrer des navires revenant des Indes-Occidentales, et, s'il est possible, de vous faire accorder passage pour l'Angleterre ou la France.»
La première partie de ma réponse était si généreuse et si obligeante qu'ils ne purent que m'en rendre grâces, mais ils tombèrent dans une grande consternation, surtout les passagers, à l'idée d'être emmenés aux Indes-Orientales. Ils me supplièrent, puisque j'étais déjà entraîné si loin à l'Ouest avant de les rencontrer, de vouloir bien au moins tenir la même route jusqu'aux Bancs de Terre-Neuve, où sans doute je rencontrerais quelque navire ou quelque sloop qu'ils pourraient prendre à louage pour retourner au Canada, d'où ils venaient.
Cette requête ne me parut que raisonnable de leur part, et j'inclinais à l'accorder; car je considérais que, par le fait, transporter tout ce monde aux Indes-Orientales serait non-seulement agir avec trop de dureté envers de pauvres gens, mais encore serait la ruine complète de notre voyage, par l'absorption de toutes nos provisions. Aussi pensai-je que ce n'était point là une infraction à la charte-partie, mais une nécessité qu'un accident imprévu nous imposait, et que nul ne pouvait nous imputer à blâme; car les lois de Dieu et de la nature nous avaient enjoint d'accueillir ces deux bateaux pleins de gens dans une si profonde détresse, et la force des choses nous faisait une obligation, envers nous comme envers ces infortunés, de les déposer à terre quelque part, de les rendre à eux-mêmes. Je consentis donc à les conduire à Terre-Neuve si le vent et le temps le permettaient, et, au cas contraire, à la Martinique, dans les Indes-Occidentales.
Le vent continua de souffler fortement de l'Est; cependant le temps se maintint assez bon; et, comme le vent s'établit dans les aires intermédiaires entre le Nord-Est et le Sud-Est, nous perdîmes plusieurs occasions d'envoyer nos hôtes en France; car nous rencontrâmes plusieurs navires faisant voile pour l'Europe, entre autres deux bâtiments français venant de Saint-Christophe; mais ils avaient louvoyé si long-temps qu'ils n'osèrent prendre des passagers, dans la crainte de manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux qu'ils auraient accueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre. – Une semaine après environ nous parvînmes aux Bancs de Terre-Neuve, où, pour couper court, nous mîmes touts nos Français à bord d'une embarcation qu'ils prirent à louage en mer, pour les mener à terre, puis ensuite les transporter en France s'ils pouvaient trouver des provisions pour l'avitailler. Quand je dis que touts nos Français nous quittèrent, je dois faire observer que le jeune prêtre dont j'ai parlé, ayant appris que nous allions aux Indes-Orientales,
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Hôpital des fous.