Robinson Crusoe. II. Defoe Daniel
Bref, ils avaient tellement plus d'entregent que moi, qu'à peine savais-je comment recevoir leurs civilités, beaucoup moins encore comment leur rendre la réciproque.
L'histoire de leur venue et de leur conduite dans l'île après mon départ est si remarquable, elle est traversée de tant d'incidents que la première partie de ma relation aidera à comprendre, elle a tant de liaison dans la plupart de ses détails avec le récit que j'ai déjà donné, que je ne saurais me défendre de l'offrir avec grand plaisir à la lecture de ceux qui viendront après moi.
Je n'embrouillerai pas plus long-temps le fil de cette histoire par une narration à la première personne, ce qui me mettrait en dépense de dix mille dis-je, dit-il, et il me dit, et je lui dis et autres choses semblables; mais je rassemblerai les faits historiquement, aussi exactement que me les représentera ma mémoire, suivant qu'ils me les ont contés, et que je les ai recueillis dans mes entretiens avec eux sur le théâtre même.
Pour faire cela succinctement et aussi intelligiblement que possible, il me faut retourner aux circonstances dans lesquelles j'abandonnai l'île et dans lesquelles se trouvaient les personnes dont j'ai à parler. D'abord il est nécessaire de répéter que j'avais envoyé le père de VENDREDI et l'Espagnol, touts les deux sauvés, grâce moi, des Sauvages; que je les avais envoyés, dis-je, dans une grande pirogue à la terre-ferme, comme je le croyais alors, pour chercher les compagnons de l'Espagnol, afin de les tirer du malheur où ils étaient, afin de les secourir pour le présent, et d'inventer ensemble par la suite, si faire se pouvait, quelques moyens de délivrance.
Quand je les envoyai ma délivrance n'avait aucune probabilité, rien ne me donnait lieu de l'espérer, pas plus que vingt ans auparavant; bien moins encore avais-je quelque prescience de ce qui après arriva, j'entends qu'un navire anglais aborderait là pour les emmener. Aussi quand ils revinrent quelle dut être leur surprise, non-seulement de me trouver parti, mais de trouver trois étrangers abandonnés sur cette terre, en possession de tout ce que j'avais laissé derrière moi, et qui autrement leur serait échu!
La première chose dont toutefois je m'enquis, – pour reprendre où j'en suis resté, – fut ce qui leur était personnel; et je priai l'Espagnol de me faire un récit particulier de son voyage dans la pirogue à la recherche de ses compatriotes. Il me dit que cette portion de leurs aventures offrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur était advenu en route: ils avaient eu un temps fort calme et une mer douce. Quant à ses compatriotes, ils furent, à n'en pas douter, ravis de le revoir. – À ce qu'il paraît, il était le principal d'entre eux, le capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragé étant mort depuis quelque temps. – Ils furent d'autant plus surpris de le voir, qu'ils le savaient tombé entre les mains des Sauvages, et le supposaient dévoré comme touts les autres prisonniers. Quand il leur conta l'histoire de sa délivrance et qu'il était à même de les emmener, ce fut comme un songe pour eux. Leur étonnement, selon leur propre expression, fut semblable à celui des frères de Joseph lorsqu'il se découvrit à eux et leur raconta l'histoire de son exaltation à la Cour de Pharaon. Mais quand il leur montra les armes, la poudre, les balles et les provisions qu'il avait apportées pour leur traversée, ils se remirent, ne se livrèrent qu'avec réserve à la joie de leur délivrance et immédiatement se préparèrent à le suivre.
Leur première affaire fut de se procurer des canots; et en ceci ils se virent obligés de faire violence à leur honneur, de tromper leurs amis les Sauvages, et de leur emprunter deux grands canots ou pirogues, sous prétexte d'aller à la pêche ou en partie de plaisir.
Dans ces embarcations ils partirent le matin suivant. Il est clair qu'il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour leurs préparatifs, n'ayant ni bagages, ni hardes, ni provisions, rien au monde que ce qu'ils avaient sur eux et quelques racines qui leur servaient à faire leur pain.
BATTERIE DES INSULAIRES
Mes deux messagers furent en tout trois semaines absents, et dans cet intervalle, malheureusement pour eux, comme je l'ai rapporté dans la première partie, je trouvai l'occasion de me tirer de mon île, laissant derrière moi trois bandits, les plus impudents, les plus endurcis, les plus ingouvernables, les plus turbulents qu'on eût su rencontrer, au grand chagrin et au grand désappointement des pauvres Espagnols, ayez-en l'assurance.
La seule chose juste que firent ces coquins, ce fut de donner ma lettre aux Espagnols quand ils arrivèrent, et de leur offrir des provisions et des secours, comme je le leur avais recommandé. Ils leur remirent aussi de longues instructions écrites que je leur avais laissées, et qui contenaient les méthodes particulières dont j'avais fait usage dans le gouvernement de ma vie en ces lieux: la manière de faire cuire mon pain, d'élever mes chèvres apprivoisées et de semer mon blé; comment je séchais mes raisins, je faisais mes pois et en un mot tout ce que je fabriquais. Tout cela, couché par écrit, fut remis par les trois vauriens aux Espagnols, dont deux comprenaient assez bien l'anglais. Ils ne refusèrent pas, qui plus est, de s'accommoder avec eux pour toute autre chose, car ils s'accordèrent très-bien pendant quelque temps. Ils partagèrent également avec eux la maison ou la grotte, et commencèrent par vivre fort sociablement. Le principal Espagnol, qui m'avait assisté dans beaucoup de mes opérations, administrait toutes les affaires avec l'aide du père de VENDREDI. Quant aux Anglais, ils ne faisaient que rôder çà et là dans l'île, tuer des perroquets, attraper des tortues; et quand le soir ils revenaient à la maison, les Espagnols pourvoyaient à leur souper.
Les Espagnols s'en seraient arrangés si les autres les avaient seulement laissés en repos; mais leur cœur ne pouvait leur permettre de le faire long-temps; et, comme le chien dans la crèche, ils ne voulaient ni manger ni souffrir que les autres mangeassent. Leurs différends toutefois furent d'abord peu de chose et ne valent pas la peine d'être rapportés; mais à la fin une guerre ouverte éclata et commença avec toute la grossièreté et l'insolence qui se puissent imaginer, sans raison, sans provocation, contrairement à la nature et au sens commun; et, bien que le premier rapport m'en eût été fait par les Espagnols eux-mêmes, que je pourrais qualifier d'accusateur, quand je vins à questionner les vauriens, ils ne purent en démentir un mot.
Mais avant d'entrer dans les détails de cette seconde partie, il faut que je répare une omission faite dans la première. J'ai oublié d'y consigner qu'à l'instant de lever l'ancre pour mettre à la voile, il s'engagea à bord de notre navire une petite querelle, qui un instant fit craindre une seconde révolte; elle ne s'appaisa que lorsque le capitaine, s'armant de courage et réclamant notre assistance, eut séparé de vive force et fait prisonniers deux des plus séditieux, et les eut fait mettre aux fers. Comme ils s'étaient mêlés activement aux premiers désordres, et qu'en dernier lieu ils avaient laissé échapper quelques propos grossiers et dangereux, il les menaça de les transporter ainsi en Angleterre pour y être pendus comme rebelles et comme pirates.
Cette menace, quoique probablement le capitaine n'eût pas l'intention de l'exécuter, effraya les autres matelots; et quelques-uns d'entre eux mirent dans la tête de leurs camarades que le capitaine ne leur donnait pour le présent de bonnes paroles qu'afin de pouvoir gagner quelque port anglais, où ils seraient touts jetés en prison et mis en jugement.
Le second eut vent de cela et nous en donna connaissance; sur quoi il fut arrêté que moi, qui passais toujours à leurs yeux pour un personnage important, j'irais avec le second les rassurer et leur dire qu'ils pouvaient être certains, s'ils se conduisaient bien durant le reste du voyage, que tout ce qu'ils avaient fait précédemment serait oublié. J'y allai donc; ils parurent contents après que je leur eus donné ma parole d'honneur, et plus encore quand j'ordonnai que les deux hommes qui étaient aux fers fussent relâchés et pardonnés.
Cette mutinerie nous obligea à jeter l'ancre pour cette nuit, attendu d'ailleurs que le vent était tombé; le lendemain matin nous nous apperçûmes que nos deux hommes qui avaient été mis aux fers s'étaient saisis chacun d'un mousquet et de quelques autres armes, – nous ignorions combien ils avaient de poudre et de plomb, – avaient pris la pinace du bâtiment, qui n'avait pas encore été halée à bord, et étaient allés rejoindre à terre leurs compagnons de scélératesse.
Aussitôt que j'en fus instruit je fis monter dans la grande chaloupe douze hommes et le second, et les envoyai à la poursuite