Vingt ans après. Dumas Alexandre

Vingt ans après - Dumas Alexandre


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connaît le courage de d'Artagnan; il paya admirablement de sa personne, et, en chargeant à la tête de sa compagnie, il reçut au travers de la poitrine une balle qui le coucha tout de son long sur le champ de bataille. On le vit tomber de son cheval, on ne le vit pas se relever, on le crut mort, et tous ceux qui avaient espoir de lui succéder dans son grade dirent à tout hasard qu'il l'était. On croit facilement ce qu'on désire; or, à l'armée depuis les généraux de division qui désirent la mort du général en chef, jusqu'aux soldats qui désirent la mort des caporaux, tout le monde désire la mort de quelqu'un.

      Mais d'Artagnan n'était pas homme à se laisser tuer comme cela. Après être resté pendant la chaleur du jour évanoui sur le champ de bataille, la fraîcheur de la nuit le fit revenir à lui; il gagna un village, alla frapper à la porte de la plus belle maison, fut reçu comme le sont partout et toujours les Français, fussent- ils blessés; il fut choyé, soigné, guéri, et, mieux portant que jamais, il reprit un beau matin le chemin de la France, une fois en France la route de Paris, et une fois à Paris la direction de la rue Tiquetonne.

      Mais d'Artagnan trouva sa chambre prise par un portemanteau d'homme complet, sauf l'épée, installé contre la muraille.

      – Il sera revenu, dit-il; tant pis et tant mieux!

      Il va sans dire que d'Artagnan songeait toujours au mari.

      Il s'informa: nouveau garçon, nouvelle servante; la maîtresse était allée à la promenade.

      – Seule! demanda d'Artagnan.

      – Avec monsieur.

      – Monsieur est donc revenu?

      – Sans doute, répondit naïvement la servante.

      – Si j'avais de l'argent, se dit d'Artagnan à lui-même, je m'en irai; mais je n'en ai pas, il faut demeurer et suivre les conseils de mon hôtesse, en traversant les projets conjugaux de cet importun revenant.

      Il achevait ce monologue, ce qui prouve que dans les grandes circonstances rien n'est plus naturel que le monologue, quand la servante, qui guettait à la porte, s'écria tout à coup:

      – Ah, tenez! justement voici madame qui revient avec monsieur.

      D'Artagnan jeta les yeux au loin dans la rue et vit en effet, au tournant de la rue Montmartre, l'hôtesse qui revenait suspendue au bras d'un énorme Suisse, lequel se dandinait en marchant avec des airs qui rappelèrent agréablement Porthos à son ancien ami.

      – C'est là monsieur? se dit d'Artagnan. Oh! oh! il a fort grandi, ce me semble!

      Et il s'assit dans la salle, dans un endroit parfaitement en vue.

      L'hôtesse en entrant aperçut tout d'abord d'Artagnan et jeta un petit cri.

      À ce petit cri, d'Artagnan se jugeant reconnu se leva, courut à elle et l'embrassa tendrement.

      Le Suisse regardait d'un air stupéfait l'hôtesse qui demeurait toute pâle.

      – Ah! c'est vous, monsieur! Que me voulez-vous. demanda-t-elle dans le plus grand trouble.

      – Monsieur est votre cousin? Monsieur est votre frère? dit d'Artagnan sans se déconcerter aucunement dans le rôle qu'il jouait.

      Et, sans attendre qu'elle répondît, il se jeta dans les bras de l'Helvétien, qui le laissa faire avec une grande froideur.

      – Quel est cet homme? demanda-t-il.

      L'hôtesse ne répondit que par des suffocations.

      – Quel est ce Suisse? demanda d'Artagnan.

      – Monsieur va m'épouser, répondit l'hôtesse entre deux spasmes.

      – Votre mari est donc mort enfin?

      – Que vous imborde? répondit le Suisse.

      – Il m'imborde beaucoup, répondit d'Artagnan, attendu que vous ne pouvez épouser madame sans mon consentement et que…

      – Et gue?.. demanda le Suisse.

      – Et gue… je ne le donne pas, dit le mousquetaire.

      Le Suisse devint pourpre comme une pivoine; il portait son bel uniforme doré, d'Artagnan était enveloppé d'une espèce de manteau gris; le Suisse avait six pieds, d'Artagnan n'en avait guère plus de cinq; le Suisse se croyait chez lui, d'Artagnan lui sembla un intrus.

      – Foulez-vous sordir d'izi? demanda le Suisse en frappant violemment du pied comme un homme qui commence sérieusement à se fâcher.

      – Moi? pas du tout! dit d'Artagnan.

      – Mais il n'y a qu'à aller chercher main-forte, dit un garçon qui ne pouvait comprendre que ce petit homme disputât la place à cet homme si grand.

      – Toi, dit d'Artagnan que la colère commençait à prendre aux cheveux et en saisissant le garçon par l'oreille, toi, tu vas commencer par te tenir à cette place, et ne bouge pas ou j'arrache ce que je tiens. Quant à vous, illustre descendant de Guillaume Tell, vous allez faire un paquet de vos habits qui sont dans ma chambre et qui me gênent, et partir vivement pour chercher une autre auberge.

      Le Suisse se mit à rire bruyamment.

      – Moi bardir! dit-il, et bourguoi?

      – Ah! c'est bien! dit d'Artagnan, je vois que vous comprenez le français. Alors, venez faire un tour avec moi, et je vous expliquerai le reste.

      L'hôtesse, qui connaissait d'Artagnan pour une fine lame, commença à pleurer et à s'arracher les cheveux.

      D'Artagnan se retourna du côté de la belle éplorée.

      – Alors, renvoyez-le, madame, dit-il.

      – Pah! répliqua le Suisse, à qui il avait fallu un certain temps pour se rendre compte de la proposition que lui avait faite d'Artagnan; pah! qui êtes fous, t'apord, pour me broboser t'aller faire un tour avec fous!

      – Je suis lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, dit d'Artagnan, et par conséquent votre supérieur en tout; seulement, comme il ne s'agit pas de grade ici, mais de billet de logement, vous connaissez la coutume. Venez chercher le vôtre; le premier de retour ici reprendra sa chambre.

      D'Artagnan emmena le Suisse malgré les lamentations de l'hôtesse, qui, au fond, sentait son coeur pencher pour l'ancien amour, mais qui n'eût pas été fâchée de donner une leçon à cet orgueilleux mousquetaire, qui lui avait fait l'affront de refuser sa main.

      Les deux adversaires s'en allèrent droit aux fossés Montmartre, il faisait nuit quand ils y arrivèrent; d'Artagnan pria poliment le Suisse de lui céder la chambre et de ne plus revenir; celui-ci refusa d'un signe de tête et tira son épée.

      – Alors, vous coucherez ici, dit d'Artagnan; c'est un vilain gîte, mais ce n'est pas ma faute et c'est vous qui l'aurez voulu.

      Et à ces mots il tira le fer à son tour et croisa l'épée avec son adversaire.

      Il avait affaire à un rude poignet, mais sa souplesse était supérieure à toute force. La rapière de l'Allemand ne trouvait jamais celle du mousquetaire. Le Suisse reçut deux coups d'épée avant de s'en être aperçu, à cause du froid; cependant, tout à coup, la perte de son sang et la faiblesse qu'elle lui occasionna le contraignirent de s'asseoir.

      – Là! dit d'Artagnan, que vous avais-je prédit? vous voilà bien avancé, entêté que vous êtes! Heureusement que vous n'en avez que pour une quinzaine de jours. Restez-là, et je vais vous envoyer vos habits par le garçon. Au revoir. À propos, logez-vous rue Montorgueil, Au Chat qui pelote, on y est parfaitement nourri, si c'est toujours la même hôtesse. Adieu.

      Et là-dessus il revint tout guilleret au logis, envoya en effet les hardes au Suisse, que le garçon trouva assis à la même place où l'avait laissé d'Artagnan, et tout consterné encore de l'aplomb de son adversaire.

      Le garçon, l'hôtesse et toute la maison eurent pour d'Artagnan les égards que l'on aurait pour Hercule s'il revenait sur la terre pour y recommencer ses douze travaux.

      Mais lorsqu'il fut seul avec l'hôtesse:

      – Maintenant,


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