Vingt ans après. Dumas Alexandre
cette conduite vous perdez mon estime et ma pratique. J'ai chassé le Suisse pour vous humilier; mais je ne logerai plus ici; je ne prends pas gîte là où je méprise. Holà, garçon! qu'on emporte ma valise au Muid d'amour, rue des Bourdonnais. Adieu, madame.
D'Artagnan fut à ce qu'il paraît, en disant ces paroles, à la fois majestueux et attendrissant. L'hôtesse se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et le retint par une douce violence. Que dire de plus? la broche tournait, le poêle ronflait, la belle Madeleine pleurait; d'Artagnan sentit la faim, le froid et l'amour lui revenir ensemble: il pardonna; et ayant pardonné, il resta.
Voilà comment d'Artagnan était logé rue Tiquetonne, à l'hôtel de La Chevrette.
VII. D'Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
D'Artagnan s'en revenait donc tout pensif, trouvant un assez vif plaisir à porter le sac du cardinal Mazarin, et songeant à ce beau diamant qui avait été à lui et qu'un instant il avait vu briller au doigt du premier ministre.
– Si ce diamant retombait jamais entre mes mains, disait-il, j'en ferais à l'instant même de l'argent, j'achèterais quelques propriétés autour du château de mon père, qui est une jolie habitation, mais qui n'a, pour toutes dépendances, qu'un jardin, grand à peine comme le cimetière des Innocents, et là, j'attendrais, dans ma majesté, que quelque riche héritière, séduite par ma bonne mine, me vînt épouser; puis j'aurais trois garçons: je ferais du premier un grand seigneur comme Athos; du second, un beau soldat comme Porthos; et du troisième un gentil abbé comme Aramis. Ma foi! cela vaudrait infiniment mieux que la vie que je mène; mais malheureusement M. de Mazarin est un pleutre qui ne se dessaisira pas de son diamant en ma faveur.
Qu'aurait dit d'Artagnan s'il avait su que ce diamant avait été confié par la reine à Mazarin pour lui être rendu?
En entrant dans la rue Tiquetonne, il vit qu'il s'y faisait une grande rumeur; il y avait un attroupement considérable aux environs de son logement.
– Oh! oh! dit-il, le feu serait-il à l'hôtel de La Chevrette, ou le mari de la belle Madeleine serait-il décidément revenu?
Ce n'était ni l'un ni l'autre: en approchant, d'Artagnan s'aperçut que ce n'était pas devant son hôtel, mais devant la maison voisine, que le rassemblement avait lieu. On poussait de grands cris, on courait avec des flambeaux, et, à la lueur de ces flambeaux, d'Artagnan aperçut des uniformes.
Il demanda ce qui se passait.
On lui répondit que c'était un bourgeois qui avait attaqué, avec une vingtaine de ses amis, une voiture escortée par les gardes de M. le cardinal, mais qu'un renfort étant survenu les bourgeois avaient été mis en fuite. Le chef du rassemblement s'était réfugié dans la maison voisine de l'hôtel, et on fouillait la maison.
Dans sa jeunesse, d'Artagnan eût couru là où il voyait des uniformes et eût porté main-forte aux soldats contre les bourgeois, mais il était revenu de toutes ces chaleurs de tête; d'ailleurs, il avait dans sa poche les cent pistoles du cardinal, et il ne voulait pas s'aventurer dans un rassemblement.
Il entra dans l'hôtel sans faire d'autres questions.
Autrefois, d'Artagnan voulait toujours tout savoir; maintenant il en savait toujours assez.
il trouva la belle Madeleine qui ne l'attendait pas, croyant, comme le lui avait dit d'Artagnan, qu'il passerait la nuit au Louvre; elle lui fit donc grande fête de ce retour imprévu, qui, cette fois, lui allait d'autant mieux qu'elle avait grand peur de ce qui se passait dans la rue, et qu'elle n'avait aucun Suisse pour la garder.
Elle voulut donc entamer la conversation avec lui et lui raconter ce qui s'était passé; mais d'Artagnan lui dit de faire monter le souper dans sa chambre, et d'y joindre une bouteille de vieux bourgogne.
La belle Madeleine était dressée à obéir militairement, c'est-à- dire sur un signe. Cette fois, d'Artagnan avait daigné parler, il fut donc obéi avec une double vitesse.
D'Artagnan prit sa clef et sa chandelle et monta dans sa chambre. Il s'était contenté, pour ne pas nuire à la location, d'une chambre au quatrième. Le respect que nous avons pour la vérité nous force même à dire que la chambre était immédiatement au- dessus de la gouttière et au-dessous du toit.
C'était là sa tente d'Achille. D'Artagnan se renfermait dans cette chambre lorsqu'il voulait, par son absence, punir la belle Madeleine.
Son premier soin fut d'aller serrer, dans un vieux secrétaire dont la serrure était neuve, son sac, qu'il n'eut pas même besoin de vérifier pour se rendre compte de la somme qu'il contenait; puis, comme un instant après son souper était servi, sa bouteille de vin apportée, il congédia le garçon, ferma la porte et se mit à table.
Ce n'était pas pour réfléchir, comme on pourrait le croire, mais d'Artagnan pensait qu'on ne fait bien les choses qu'en les faisant chacune à son tour. Il avait faim, il soupa, puis après souper il se coucha. D'Artagnan n'était pas non plus de ces gens qui pensent que la nuit porte conseil; la nuit d'Artagnan dormait. Mais le matin, au contraire, tout frais, tout avisé, il trouvait les meilleures inspirations. Depuis longtemps il n'avait pas eu l'occasion de penser le matin, mais il avait toujours dormi la nuit.
Au petit jour il se réveilla, sauta en bas de son lit avec une résolution toute militaire, et se promena autour de sa chambre en réfléchissant.
– En 43, dit-il, six mois à peu près avant la mort du feu cardinal, j'ai reçu une lettre d'Athos. Où cela? Voyons… Ah! c'était au siège de Besançon, je me rappelle… j'étais dans la tranchée. Que me disait-il? Qu'il habitait une petite terre, oui, c'est bien cela, une petite terre; mais où? J'en étais là quand un coup de vent a emporté ma lettre. Autrefois j'eusse été la chercher, quoique le vent l'eût menée à un endroit fort découvert. Mais la jeunesse est un grand défaut… quand on n'est plus jeune. J'ai laissé ma lettre s'en aller porter l'adresse d'Athos aux Espagnols, qui n'en ont que faire et qui devraient bien me la renvoyer. Il ne faut donc plus penser à Athos. Voyons… Porthos.
«J'ai reçu une lettre de lui: il m'invitait à une grande chasse dans ses terres, pour le mois de septembre 1646. Malheureusement, comme à cette époque j'étais en Béarn à cause de la mort de mon père, la lettre m'y suivit; j'étais parti quand elle arriva. Mais elle se mit à me poursuivre et toucha à Montmédy quelques jours après que j'avais quitté la ville. Enfin elle me rejoignit au mois d'avril; mais, comme c'était seulement au mois d'avril 1647 qu'elle me rejoignit et que l'invitation était pour le mois de septembre 46, je ne pus en profiter. Voyons, cherchons cette lettre, elle doit être avec mes titres de propriété.
D'Artagnan ouvrit une vieille cassette qui gisait dans un coin de la chambre, pleine de parchemins relatifs à la terre d'Artagnan, qui depuis deux cents ans était entièrement sortie de sa famille, et il poussa un cri de joie: il venait de reconnaître la vaste écriture de Porthos et au-dessous quelques lignes en pattes de mouche tracées par la main sèche de sa digne épouse.
D'Artagnan ne s'amusa point à relire la lettre, il savait ce qu'elle contenait, il courut à l'adresse.
L'adresse était: au château du Vallon.
Porthos avait oublié tout autre renseignement. Dans son orgueil il croyait que tout le monde devait connaître le château auquel il avait donné son nom.
– Au diable le vaniteux! dit d'Artagnan, toujours le même! Il m'allait cependant bien de commencer par lui, attendu qu'il ne devait pas avoir besoin d'argent, lui qui a hérité des huit cent mille livres de M. Coquenard. Allons, voilà le meilleur qui me manque. Athos sera devenu idiot à force de boire. Quant à Aramis, il doit être plongé dans ses pratiques de dévotion.
D'Artagnan jeta encore une fois les yeux sur la lettre de Porthos. Il y avait un_ post-scriptum_, et ce post-scriptum contenait cette phrase:
«J'écris par le même courrier à notre digne ami Aramis en son couvent.»
– En son couvent! oui; mais quel couvent? Il y en a deux cents à Paris et trois mille en France. Et puis peut-être en se mettant au couvent a-t-il