Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo

Actes et Paroles, Volume 1 - Victor Hugo


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egoiste. M. Guizot repondit que le gouvernement du roi persistait et persisterait dans les deux regles de conduite qu'il s'etait imposees: la non-intervention dans les affaires de Pologne; les secours, l'asile offert aux malheureux polonais. "L'opposition, disait M. Guizot, peut tenir le langage qui lui plait; elle peut, sans rien faire, sans rien proposer, donner a ses reproches toute l'amertume, a ses esperances toute la latitude qui lui conviennent. Il y a, croyez-moi, bien autant, et c'est par egard que je ne dis pas bien plus, de moralite, de dignite, de vraie charite meme envers les polonais, a ne promettre et a ne dire que ce qu'on fait reellement." – En somme, M. Guizot tenait le debat engage pour inutile et ne pensait pas que la discussion des droits de la Pologne, que l'expression du jugement de la France pussent produire aucun effet heureux pour la reconstitution de la nationalite polonaise. Le gouvernement francais, selon M. Guizot, devait remplir son devoir de neutralite en contenant, pour obeir a l'interet legitime de son pays, les sentiments qui s'elevaient aussi dans son ame. – Apres M. le prince de la Moskowa qui repondit a M. Guizot, M. Victor Hugo monta a la tribune. Ce discours, le premier discours politique qu'ait prononce Victor Hugo, fut tres froidement accueilli. (Note de l'editeur.)]

      19 mars 1846.

      Messieurs,

      Je dirai tres peu de mots. Je cede a un sentiment irresistible qui m'appelle a cette tribune.

      La question qui se debat en ce moment devant cette noble assemblee n'est pas une question ordinaire, elle depasse la portee habituelle des questions politiques; elle reunit dans une commune et universelle adhesion les dissidences les plus declarees, les opinions les plus contraires, et l'on peut dire, sans craindre d'etre dementi, que personne dans cette enceinte, personne, n'est etranger a ces nobles emotions, a ces profondes sympathies.

      D'ou vient ce sentiment unanime? Est-ce que vous ne sentez pas tous qu'il y a une certaine grandeur dans la question qui s'agite? C'est la civilisation meme qui est compromise, qui est offensee par certains actes que nous avons vu s'accomplir dans un coin de l'Europe. Ces actes, messieurs, je ne veux pas les qualifier, je n'envenimerai pas une plaie vive et saignante. Cependant je le dis, et je le dis tres haut, la civilisation europeenne recevrait une serieuse atteinte, si aucune protestation ne s'elevait contre le procede du gouvernement autrichien envers la Gallicie.

      Deux nations entre toutes, depuis quatre siecles, ont joue dans la civilisation europeenne un role desinteresse; ces deux nations sont la France et la Pologne. Notez ceci, messieurs: la France dissipait les tenebres, la Pologne repoussait la barbarie; la France repandait les idees, la Pologne couvrait la frontiere. Le peuple francais a ete le missionnaire de la civilisation en Europe; le peuple polonais en a ete le chevalier.

      Si le peuple polonais n'avait pas accompli son oeuvre, le peuple francais n'aurait pas pu accomplir la sienne. A un certain jour, a une certaine heure, devant une invasion formidable de la barbarie, la Pologne a eu Sobieski comme la Grece avait eu Leonidas.

      Ce sont la, messieurs, des faits qui ne peuvent s'effacer de la memoire des nations. Quand un peuple a travaille pour les autres peuples, il est comme un homme qui a travaille pour les autres hommes, la reconnaissance de tous l'entoure, la sympathie de tous lui est acquise, il est glorifie dans sa puissance, il est respecte dans son malheur, et si, par la durete des temps, ce peuple, qui n'a jamais eu l'egoisme pour loi, qui n'a jamais consulte que sa generosite, que les nobles et puissants instincts qui le portaient a defendre la civilisation, si ce peuple devient un petit peuple, il reste une grande nation.

      C'est la, messieurs, la destinee de la Pologne. Mais la Pologne, messieurs les pairs, est grande encore parmi vous; elle est grande dans les sympathies de la France; elle est grande dans les respects de l'Europe! Pourquoi? C'est qu'elle a servi la communaute europeenne; c'est qu'a certains jours, elle a rendu a toute l'Europe de ces services qui ne s'oublient pas.

      Aussi, lorsque, il y a quatrevingts ans, cette nation a ete rayee du nombre des nations, un sentiment douloureux, un sentiment de profond respect s'est manifeste dans l'Europe entiere.

      En 1773, la Pologne est condamnee; quatrevingts ans ont passe, et personne ne pourrait dire que ce fait soit accompli. Au bout de quatrevingts ans, ce grave fait de la radiation d'un peuple, non, ce n'est point un fait accompli! Avoir demembre la Pologne, c'etait le remords de Frederic II; n'avoir pas releve la Pologne, c'etait le regret de Napoleon.

      Je le repete, lorsqu'une nation a rendu au groupe des autres nations de ces services eclatants, elle ne peut plus disparaitre; elle vit, elle vit a jamais! Opprimee ou heureuse, elle rencontre la sympathie; elle la trouve toutes les fois qu'elle se leve.

      Certes, je pourrais presque me dispenser de le dire, je ne suis pas de ceux qui appellent les conflits des puissances et les conflagrations populaires. Les ecrivains, les artistes, les poetes, les philosophes, sont les hommes de la paix. La paix fait fructifier les idees en meme temps que les interets. C'est un magnifique spectacle depuis trente ans que cette immense paix europeenne, que cette union profonde des nations dans le travail universel de l'industrie, de la science et de la pensee. Ce travail, c'est la civilisation meme.

      Je suis heureux de la part que mon pays prend a cette paix feconde, je suis heureux de sa situation libre et prospere sous le roi illustre qu'il s'est donne; mais je suis fier aussi des fremissements genereux qui l'agitent quand l'humanite est violee, quand la liberte est opprimee sur un point quelconque du globe; je suis fier de voir, au milieu de la paix de l'Europe, mon pays prendre et garder une attitude a la fois sereine et redoutable, sereine parce qu'il espere, redoutable parce qu'il se souvient.

      Ce qui fait qu'aujourd'hui j'eleve la parole, c'est que le fremissement genereux de la France, je le sens comme vous tous; c'est que la Pologne ne doit jamais appeler la France en vain; c'est que je sens la civilisation offensee par les actes recents du gouvernement autrichien. Dans ce qui vient de se faire en Gallicie, les paysans n'ont pas ete payes, on le nie du moins; mais ils ont ete provoques et encourages, cela est certain. J'ajoute que cela est fatal. Quelle imprudence! s'abriter d'une revolution politique dans une revolution sociale! Redouter des rebelles et creer des bandits!

      Que faire maintenant? Voila la question qui nait des faits eux-memes et qu'on s'adresse de toutes parts. Messieurs les pairs, cette tribune a un devoir. Il faut qu'elle le remplisse. Si elle se taisait, M. le ministre des affaires etrangeres, ce grand esprit, serait le premier, je n'en doute pas, a deplorer son silence.

      Messieurs, les elements du pouvoir d'une grande nation ne se composent pas seulement de ses flottes, de ses armees, de la sagesse de ses lois, de l'etendue de son territoire. Les elements du pouvoir d'une grande nation sont, outre ce que je viens de dire, son influence morale, l'autorite de sa raison et de ses lumieres, son ascendant parmi les nations civilisatrices.

      Eh bien, messieurs, ce qu'on vous demande, ce n'est pas de jeter la France dans l'impossible et dans l'inconnu; ce qu'on vous demande d'engager dans cette question, ce ne sont pas les armees et les flottes de la France, ce n'est pas sa puissance continentale et militaire, c'est son ascendant moral, c'est l'autorite qu'elle a si legitimement parmi les peuples, cette grande nation qui fait au profit du monde entier depuis trois siecles toutes les experiences de la civilisation et du progres.

      Mais qu'est-ce que c'est, dira-t-on, qu'une intervention morale?

      Peut-elle avoir des resultats materiels et positifs?

      Pour toute reponse, un exemple.

      Au commencement du dernier siecle, l'inquisition espagnole etait encore toute-puissante. C'etait un pouvoir formidable qui dominait la royaute elle-meme, et qui, des lois, avait presque passe dans les moeurs. Dans la premiere moitie du dix-huitieme siecle, de 1700 a 1750, le saint-office n'a pas fait moins de douze mille victimes, dont seize cents moururent sur le bucher. Eh bien, ecoutez ceci. Dans la seconde moitie du meme siecle, cette meme inquisition n'a fait que quatrevingt-dix-sept victimes. Et, sur ce nombre, combien de buchers a-t-elle dresses? Pas un seul. Pas un seul! Entre ces deux chiffres, douze mille et quatrevingt-dix-sept, seize cents buchers et pas un seul, qu'y a-t-il? Y a-t-il une guerre? y a-t-il intervention directe et armee d'une nation? y a-t-il effort de nos flottes et de nos armees, ou meme simplement de notre diplomatie? Non, messieurs, il n'y a eu que ceci, une intervention morale. Voltaire et la France ont parle, l'inquisition est morte.

      Aujourd'hui comme alors une intervention morale peut suffire. Que la presse et la tribune


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