Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo
francaises elevent la voix, que la France parle, et, dans un temps donne, la Pologne renaitra.
Que la France parle, et les actes sauvages que nous deplorons seront impossibles, et l'Autriche et la Russie seront contraintes d'imiter le noble exemple de la Prusse, d'accepter les nobles sympathies de l'Allemagne pour la Pologne.
Messieurs, je ne dis plus qu'un mot. L'unite des peuples s'incarne de deux facons, dans les dynasties et dans les nationalites. C'est de cette maniere, sous cette double forme, que s'accomplit ce difficile labeur de la civilisation, oeuvre commune de l'humanite; c'est de cette maniere que se produisent les rois illustres et les peuples puissants. C'est en se faisant nationalite ou dynastie que le passe d'un empire devient fecond et peut produire l'avenir. Aussi c'est une chose fatale quand les peuples brisent des dynasties; c'est une chose plus fatale encore quand les princes brisent des nationalites.
Messieurs, la nationalite polonaise etait glorieuse; elle eut du etre respectee. Que la France avertisse les princes, qu'elle mette un terme et qu'elle fasse obstacle aux barbaries. Quand la France parle, le monde ecoute; quand la France conseille, il se fait un travail mysterieux dans les esprits, et les idees de droit et de liberte, d'humanite et de raison, germent chez tous les peuples.
Dans tous les temps, a toutes les epoques, la France a joue dans la civilisation ce role considerable, et ceci n'est que du pouvoir spirituel, c'est le pouvoir qu'exercait Rome au moyen age. Rome etait alors un etat de quatrieme rang, mais une puissance de premier ordre. Pourquoi? C'est que Rome s'appuyait sur la religion des peuples, sur une chose d'ou toutes les civilisations decoulent.
Voila, messieurs, ce qui a fait Rome catholique puissante, a une epoque ou l'Europe etait barbare.
Aujourd'hui la France a herite d'une partie de cette puissance spirituelle de Rome; la France a, dans les choses de la civilisation, l'autorite que Rome avait et a encore dans les choses de la religion.
Ne vous etonnez pas, messieurs, de m'entendre meler ces mots, civilisation et religion; la civilisation, c'est la religion appliquee.
La France a ete et est encore plus que jamais la nation qui preside au developpement des autres peuples.
Que de cette discussion il resulte au moins ceci: les princes qui possedent des peuples ne les possedent pas comme maitres, mais comme peres; le seul maitre, le vrai maitre est ailleurs; la souverainete n'est pas dans les dynasties, elle n'est pas dans les princes, elle n'est pas dans les peuples non plus, elle est plus haut; la souverainete est dans toutes les idees d'ordre et de justice, la souverainete est dans la verite.
Quand un peuple est opprime, la justice souffre, la verite, la souverainete du droit, est offensee; quand un prince est injustement outrage ou precipite du trone, la justice souffre egalement, la civilisation souffre egalement. Il y a une eternelle solidarite entre les idees de justice qui font le droit des peuples et les idees de justice qui font le droitdes princes. Dites-le aujourd'hui aux tetes couronnees comme vous le diriez aux peuples dans l'occasion.
Que les hommes qui gouvernent les autres hommes le sachent, le pouvoir moral de la France est immense. Autrefois, la malediction de Rome pouvait placer un empire en dehors du monde religieux; aujourd'hui l'indignation de la France peut jeter un prince en dehors du monde civilise.
Il faut donc, il faut que la tribune francaise, a cette heure, eleve en faveur de la nation polonaise une voix desinteressee et independante; qu'elle proclame, en cette occasion, comme en toutes, les eternelles idees d'ordre et de justice, et que ce soit au nom des idees de stabilite et de civilisation qu'elle defende la cause de la Pologne opprimee. Apres toutes nos discordes et toutes nos guerres, les deux nations dont je parlais en commencant, cette France qui a eleve et muri la civilisation de l'Europe, cette Pologne qui l'a defendue, ont subi des destinees diverses; l'une a ete amoindrie, mais elle est restee grande; l'autre a ete enchainee, mais elle est restee fiere. Ces deux nations aujourd'hui doivent s'entendre, doivent avoir l'une pour l'autre cette sympathie profonde de deux soeurs qui ont lutte ensemble. Toutes deux, je l'ai dit et je le repete, ont beaucoup fait pour l'Europe; l'une s'est prodiguee, l'autre s'est devouee.
Messieurs, je me resume et je finis par un mot. L'intervention de la France dans la grande question qui nous occupe, cette intervention ne doit pas etre une intervention materielle, directe, militaire, je ne le pense pas. Cette intervention doit etre une intervention purement morale; ce doit etre l'adhesion et la sympathie hautement exprimees d'un grand peuple, heureux et prospere, pour un autre peuple opprime et abattu. Rien de plus, mais rien de moins.
II
CONSOLIDATION ET DEFENSE DU LITTORAL
[Note: Dans la seance du 27 juin, un incident fut souleve, par M. de Boissy, sur l'ordre du jour. La chambre avait a discuter deux projets de loi: le premier etait relatif a des travaux a executer dans differents ports de commerce, le second decretait le rachat du havre de Courseulles. M. de Boissy voulait que la discussion du premier de ces projets, qui emportait 13 millions de depense, fut remise apres le vote du budget des recettes. La proposition de M. de Boissy, combattue par M. Dumon, le ministre des travaux publics et par M. Tupinier, rapporteur de la commission qui avait examine les projets de loi, fut rejetee apres ce discours de M. Victor Hugo. La discussion eut lieu dans la seance du 29. (Note de l'editeur.)]
27 juin et 1er juillet 1846.
Messieurs,
Je me reunis aux observations presentees par M. le ministre des travaux publics. Les degradations auxquelles il s'agit d'obvier marchent, il faut le dire, avec une effrayante rapidite. Il y a pour moi, et pour ceux qui ont etudie cette matiere, il y a urgence. Dans mon esprit meme, le projet de loi a une portee plus grande que dans la pensee de ses auteurs. La loi qui vous est presentee n'est qu'une parcelle d'une grande loi, d'une grande loi possible, d'une grande loi necessaire; cette loi, je la provoque, je declare que je voudrais la voir discuter par les chambres, je voudrais la voir presenter et soutenir par l'excellent esprit et l'excellente parole de l'honorable ministre qui tient en ce moment le portefeuille des travaux publics.
L'objet de cette grande loi dont je deplore l'absence, le voici: maintenir, consolider et ameliorer au double point de vue militaire et commercial la configuration du littoral de la France. (Mouvement d'attention.)
Messieurs, si on venait vous dire: Une de vos frontieres est menacee; vous avez un ennemi qui, a toute heure, en toute saison, nuit et jour, investit et assiege une de vos frontieres, qui l'envahit sans cesse, qui empiete sans relache, qui aujourd'hui vous derobe une langue de terre, demain une bourgade, apres-demain une ville frontiere; si l'on vous disait cela, a l'instant meme cette chambre seleverait et trouverait que ce n'est pas trop de toutes les forces du pays pour le defendre contre un pareil danger. Eh bien, messieurs les pairs, cette frontiere, elle existe, c'est votre littoral; cet ennemi, il existe, c'est l'ocean. (Mouvement.) Je ne veux rien exagerer. M. le ministre des travaux publics sait comme moi que les degradations des cotes de France sont nombreuses et rapides; il sait, par exemple, que cette immense falaise, qui commence a l'embouchure de la Somme et qui finit a l'embouchure de la Seine, est dans un etat de demolition perpetuelle. Vous n'ignorez pas que la mer agit incessamment sur les cotes; de meme que l'action de l'atmosphere use les montagnes, l'action de la mer use les cotes. L'action atmospherique se complique d'une multitude de phenomenes. Je demande pardon a la chambre si j'entre dans ces details, mais je crois qu'ils sont utiles pour demontrer l'urgence du projet actuel et l'urgence d'une plus grande loi sur cette matiere. (De toutes parts: Parlez! parlez!)
Messieurs, je viens de le dire, l'action de l'atmosphere qui agit sur les montagnes se complique d'une multitude de phenomenes; il faut des milliers d'annees a l'action atmospherique pour demolir une muraille comme les Pyrenees, pour creer une ruine comme le cirque de Gavarnie, ruine qui est en meme temps le plus merveilleux des edifices. Il faut tres peu de temps aux flots de la mer pour degrader une cote; un siecle ou deux suffisent, quelquefois moins de cinquante ans, quelquefois un coup d'equinoxe. Il y a la destruction continue et la destruction brusque.
Depuis l'embouchure de la Somme jusqu'a l'embouchure de la Seine, si l'on voulait compter toutes les degradations quotidiennes qui ont lieu, on serait effraye. Etretat s'ecroule sans cesse; le Bourgdault avait deux villages il y a un siecle, le village du bord de la mer, et le village du haut de la cote. Le premier a disparu, il n'existe aujourd'hui