Actes et Paroles, Volume 1. Victor Hugo
depuis dix ans dans le but d'ameliorer les ports; cette somme aurait pu etre utilisee dans un systeme plus grand et plus vaste; cependant cette depense a ete localement utile et a obvie a de grands inconvenients, je suis loin de le nier. Mais ce que je demande a M. le ministre des travaux publics, c'est l'examen approfondi de toutes ces questions. Nous sommes en presence de deux phenomenes contraires sur notre double littoral. Sur l'un, nous avons l'Ocean qui s'avance; sur l'autre, la Mediterranee qui se retire. Deux perils egalement graves. Sur la cote de l'Ocean, nos ports perissent par l'encombrement; sur la cote de la Mediterranee, ils perissent par l'atterrissement.
Je ne dirai plus qu'un mot, messieurs. La nature nous a fait des dons magnifiques; elle nous a donne ce double littoral sur l'Ocean et sur la Mediterranee. Elle nous a donne des rades nombreuses sur les deux mers, des havres de commerce, des ports de guerre. Eh bien, il semble, quand on examine certains phenomenes, qu'elle veuille nous les retirer. C'est a nous de nous defendre, c'est a nous de lutter. Par quels moyens? Par tous les moyens que l'art, que la science, que la pensee, que l'industrie mettent a notre service. Ces moyens, je les ignore, ce n'est pas moi qui peux utilement les indiquer; je ne peux que provoquer, je ne peux que desirer un travail serieux sur la matiere, une grande impulsion de l'etat. Mais ce que je sais, ce que vous savez comme moi, ce que j'affirme, c'est que ces forces, ces marees qui montent, ces fleuves qui descendent, ces forces qui detruisent, peuvent aussi creer, reparer, feconder; elles enfantent le desordre, mais, dans les vues eternelles de la providence, c'est pour l'ordre qu'elles sont faites. Secondons ces grandes vues; peuple, chambres, legislateurs, savants, penseurs, gouvernants, ayons sans cesse presente a l'esprit cette haute et patriotique idee, fortifier, fortifier dans tous les sens du mot, le littoral de la France, le fortifier contre l'Angleterre, le fortifier contre l'Ocean! Dans ce grand but, stimulons l'esprit de decouverte et de nouveaute, qui est comme l'ame de notre epoque. C'est la la mission d'un peuple comme la France. Dans ce monde, c'est la mission de l'homme lui-meme, Dieu l'a voulu ainsi; partout ou il y a une force, il faut qu'il y ait une intelligence pour la dompter. La lutte de l'intelligence humaine avec les forces aveugles de la matiere est le plus beau spectacle de la nature; c'est par la que la creation se subordonne a la civilisation et que l'oeuvre complete de la providence s'execute.
Je vote donc pour le projet de loi; mais je demande a M. le ministre des travaux publics un examen approfondi de toutes les questions qu'il souleve. Je demande que les points que je n'ai pu parcourir que tres rapidement, j'en ai indique les motifs a la chambre, soient etudies avec tous les moyens dont le gouvernement dispose, grace a la centralisation. Je demande qu'a l'une des sessions prochaines un travail general, un travail d'ensemble, soit apporte aux chambres. Je demande que la question grave du littoral soit mise desormais a l'ordre du jour pour les pouvoirs comme pour les esprits. Ce n'est pas trop de toute l'intelligence de la France pour lutter contre toutes les forces de la mer. (Approbation sur tous les bancs.)
III
LA FAMILLE BONAPARTE
[Note: Une petition de Jerome-Napoleon Bonaparte, ancien roi de Westphalie, demandait aux chambres la rentree de sa famille en France, M. Charles Dupin proposait le depot de cette petition au bureau des renseignements; il disait dans son rapport: "C'est a la couronne qu'il appartient de choisir le moment pour accorder, suivant le caractere et les merites des personnes, les faveurs qu'une tolerance eclairee peut conseiller; faveurs accordees plusieurs fois a plusieurs membres de l'ancienne famille imperiale, et toujours avec l'assentiment de la generosite nationale." La petition fut renvoyee au bur des renseignements. Le soir de ce meme jour, 14 juin, le roi Louis-Philippe, apres avoir pris connaissance du discours de M. Victor Hugo, declara au marechal Soult, president du conseil des ministres, qu'il entendait autoriser la famille Bonaparte a rentrer en France. (Note de l'editeur.)]
14 juin 1847.
Messieurs les pairs, en presence d'une petition comme celle-ci, je le declare sans hesiter, je suis du parti des exiles et des proscrits. Le gouvernement de mon pays peut compter sur moi, toujours, partout, pour l'aider et pour le servir dans toutes les occasions graves et dans toutes les causes justes. Aujourd'hui meme, dans ce moment, je le sers, je crois le servir du moins, en lui conseillant de prendre une noble initiative, d'oser faire ce qu'aucun gouvernement, j'en conviens, n'aurait fait avant l'epoque ou nous sommes, d'oser, en un mot, etre magnanime et intelligent. Je lui fais cet honneur de le croire assez fort pour cela.
D'ailleurs, laisser rentrer en France des princes bannis, ce serait de la grandeur, et depuis quand cesse-t-on d'etre assez fort parce qu'on est grand?
Oui, messieurs, je le dis hautement, dut la candeur de mes paroles faire sourire ceux qui ne reconnaissent dans les choses humaines que ce qu'ils appellent la necessite politique et la raison d'etat, a mon sens, l'honneur de notre gouvernement de juillet, le triomphe de la civilisation, la couronne de nos trente-deux annees de paix, ce serait de rappeler purement et simplement dans leur pays, qui est le notre, tous ces innocents illustres dont l'exil fait des pretendants et dont l'air de la patrie ferait des citoyens. (Tres bien! tres bien!)
Messieurs, sans meme invoquer ici, comme l'a fait si dignement le noble prince de la Moskowa, toutes les considerations speciales qui se rattachent au passe militaire, si national et si brillant, du noble petitionnaire, le frere d'armes de beaucoup d'entre vous, soldat apres le 18 brumaire, general a Waterloo, roi dans l'intervalle, sans meme invoquer, je le repete, toutes ces considerations pourtant si decisives, ce n'est pas, disons-le, dans un temps comme le notre, qu'il peut etre bon de maintenir les proscriptions et d'associer indefiniment la loi aux violences du sort et aux reactions de la destinee.
Ne l'oublions pas, car de tels evenements sont de hautes lecons, en fait d'elevations comme en fait d'abaissements, notre epoque a vu tous les spectacles que la fortune peut donner aux hommes. Tout peut arriver, car tout est arrive. Il semble, permettez-moi cette figure, que la destinee, sans etre la justice, ait une balance comme elle; quand un plateau monte, l'autre descend. Tandis qu'un sous-lieutenant d'artillerie devenait empereur des Francais, le premier prince du sang de France devenait professeur de mathematiques. Cet auguste professeur est aujourd'hui le plus eminent des rois de l'Europe. Messieurs, au moment de statuer sur cette petition, ayez ces profondes oscillations des existences royales presentes a l'esprit. (Adhesion.)
Non, ce n'est pas apres tant de revolutions, ce n'est pas apres tant de vicissitudes qui n'ont epargne aucune tete, qu'il peut etre impolitique de donner solennellement l'exemple du saint respect de l'adversite. Heureuse la dynastie dont on pourra dire: Elle n'a exile personne! elle n'a proscrit personne! elle a trouve les portes de la France fermees a des francais, elle les a ouvertes et elle a dit: entrez!
J'ai ete heureux, je l'avoue, que cette petition fut presentee. Je suis de ceux qui aiment l'ordre d'idees qu'elle souleve et qu'elle ramene. Gardez-vous de croire, messieurs, que de pareilles discussions soient inutiles! elles sont utiles entre toutes. Elles font reparaitre a tous les yeux, elles eclairent d'une vive lumiere pour tous les esprits ce cote noble et pur des questions humaines qui ne devrait jamais s'obscurcir ni s'effacer. Depuis quinze ans, on a traite avec quelque dedain et quelque ironie tout cet ordre de sentiments; on a ridiculise l'enthousiasme. Poesie! disait-on. On a raille ce qu'on a appele la politique sentimentale et chevaleresque, on a diminue ainsi dans les coeurs la notion, l'eternelle notion du vrai, du juste et du beau, et l'on a fait prevaloir les considerations d'utilite et de profit, les hommes d'affaires, les interets materiels. Vous savez, messieurs, ou cela nous a conduits. (Mouvement.)
Quant a moi, en voyant les consciences qui se degradent, l'argent qui regne, la corruption qui s'etend, les positions les plus hautes envahies par les passions les plus basses (mouvement prolonge), en voyant les miseres du temps present, je songe aux grandes choses du temps passe, et je suis, par moments, tente de dire a la chambre, a la presse, a la France entiere: Tenez, parlons un peu de l'empereur, cela nous fera du bien! (Vive et profonde adhesion.)
Oui, messieurs, remettons quelquefois a l'ordre du jour, quand l'occasion s'en presente, les genereuses idees et les genereux souvenirs. Occupons-nous un peu, quand nous le pouvons, de ce qui a ete et de ce qui est noble et pur, illustre, fier, heroique, desinteresse, national, ne fut-ce que pour nous consoler d'etre si souvent forces de nous occuper d'autre chose. (Tres bien!)
J'aborde maintenant le cote purement politique de la question. Je serai tres court; je