Le Rhin, Tome II. Victor Hugo

Le Rhin, Tome II - Victor Hugo


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marchande de modes avec ses rubans roses, cette lithographie et ce quatrain-empire, c'est l'aube du dix-neuvième siècle qui commence à poindre à Bacharach.

      J'avais sous ma croisée tout un petit monde heureux et charmant. C'était une sorte d'arrière-cour attenante à l'église romane, d'où l'on peut monter par un roide escalier en lave jusqu'aux ruines de l'église gothique. Là jouaient tout le jour, avec les hautes herbes jusqu'au menton, trois petits garçons et deux petites filles qui battaient volontiers les trois petits garçons. Ils pouvaient bien avoir à eux cinq une quinzaine d'années. Le gazon, légèrement ondulé par endroits, était tellement épais, qu'on ne voyait pas la terre. Sur ce gazon se dressaient joyeusement deux tonnelles vertes chargées de magnifiques raisins. Au milieu des pampres, deux mannequins-épouvantails, costumés en Lubins d'opéra-comique, emperruqués et coiffés d'affreux tricornes, s'efforçaient de faire peur aux petits oiseaux, ce qui n'empêchait pas d'abonder sur ces grappes les verdiers, les bergeronnettes et les hochequeues. Dans tous les coins du jardinet, des gerbes étoilées de soleils, de roses-trémières et de reines-marguerites, éclataient comme les bouquets d'un feu d'artifice. Autour de ces touffes flottait sans cesse une neige vivante de papillons blancs auxquels se mêlaient des plumes échappées d'un colombier voisin. Chaque fleur et chaque grappe avait en outre sa nuée de mouches de toutes couleurs qui resplendissaient au soleil. Les mouches bourdonnaient, les enfants babillaient et les oiseaux chantaient, et le bourdonnement des mouches, le babil des enfants et le chant des oiseaux se découpaient sur un roucoulement continu de colombes et de tourterelles.

      Le soir de mon arrivée, après avoir admiré jusqu'à la nuit ce réjouissant jardin, l'escalier en lave s'offrit à moi et il me prit fantaisie de monter, par un beau clair d'étoiles, jusqu'aux ruines de l'église gothique, laquelle était dédiée à saint Werner, qui fut martyrisé à Oberwesel. Après avoir gravi les soixante ou quatre-vingts marches sans rampe et sans garde-fou, j'arrivai sur la plate-forme tapissée d'herbe, où s'enracine puissamment la belle nef démantelée. Là, pendant que la ville dormait dans une ombre profonde sous mes pieds, je contemplais le ciel et les ruines difformes du château palatin à travers le fenestrage noir des meneaux et des rosaces. Un doux vent de nuit courbait à peine les folles avoines desséchées. Tout à coup je sentis que la terre pliait et s'enfonçait sous moi. Je baissai les yeux, et, à la lueur des constellations, je reconnus que je marchais sur une fosse fraîchement creusée. Je regardai autour de moi; des croix noires avec des têtes de mort blanches surgissaient vaguement de toutes parts. Je me rappelai alors les molles ondulations du terrain d'en bas. J'avoue qu'en ce moment-là je ne pus me défendre de cette espèce de frisson que donne l'inattendu. Mon charmant jardinet plein d'enfants, d'oiseaux, de colombes, de papillons, de musique, de lumière, de vie et de joie, était un cimetière.

      LETTRE XIX

      FEUER! FEUER!

      Comment on est réveillé à Bacharach. – Comment on est réveillé à Lorches. – L'échelle du diable. – Gilgen. – La fée Ave. – Le chevalier Heppius. – L'auteur va en Chine. – L'auteur recommande Lorch aux ivrognes. – Comment il se fait qu'une feuille de papier blanc devient rouge. – L'auteur ouvre sa croisée. – Effrayant spectacle qu'il voit. —Feuer! Feuer!– Silhouettes de gens en chemise. – L'auteur monte dans le grenier. – Le spectacle reste effrayant et devient magnifique. – L'auteur assiste à la plus éternelle de toutes les luttes et au plus ancien de tous les combats. – Paysage vu à travers cela. – Grande chose pleine de petites, comme toutes les grandes choses. – Feux de veuve. – Croisées qui s'ouvrent et qui se ferment. – Les flammes bleues. – Les poutres qui se dandinent. – Le papier à fleurs. – Première bucolique, le berger qui joue avec la bergère. – Deuxième bucolique, l'arbre qui joue avec le feu. – Les Anglaises. – Les marmots. – La catastrophe. – Ce qui reste de la chose à quatre heures du matin. – Propreté des servantes. – Probité des paysans. – Histoire de l'Anglais qui soupe et qui se couche et qui ne se dérange pas.

Lorch, août.

      A Bacharah, minuit venu, on se couche, on ferme les yeux, on laisse tomber les idées qu'on a portées toute la journée, on arrive à cet instant où l'on a en soi tout ensemble quelque chose d'éveillé et quelque chose d'endormi, où le corps fatigué se repose déjà, où la pensée opiniâtre travaille encore, où il semble que le sommeil se sente vivre et que la vie se sente sommeiller. Tout à coup un bruit perce l'ombre et parvient jusqu'à vous, un bruit singulier, inexprimable, horrible, une espèce de grondement fauve, à la fois menaçant et plaintif, qui se mêle au vent de la nuit et qui semble venir de ce haut cimetière situé au-dessus de la ville où vous avez vu le matin même les onze gargouilles de pierre de l'église écroulée de Saint-Werner ouvrir la gueule comme si elles se préparaient à hurler. Vous vous réveillez en sursaut, vous vous dressez sur votre séant, vous écoutez: – Qu'est cela? – C'est le crieur de nuit qui souffle dans sa trompe et qui avertit la ville que tout est bien, qu'elle peut dormir tranquille. Soit; mais je ne crois pas qu'il soit possible de rassurer les gens d'une manière plus effrayante.

      A Lorch on peut être réveillé d'une façon encore plus dramatique.

      Mais d'abord, mon ami, laissez-moi vous dire ce que c'est que Lorch.

      Lorch est un gros bourg d'environ dix-huit cents habitants, situé sur la rive droite du Rhin et se prolongeant en équerre le long de la Wisper, dont il marque l'embouchure. C'est la vallée des contes et des fables; c'est le pays des petites fées-sauterelles. Lorch est placé au pied de l'Echelle-du-Diable, haute roche presque à pic que le vaillant Gilgen escalada à cheval pour aller chercher sa fiancée, cachée par les gnomes sur le sommet du mont. C'est à Lorch que la fée Ave inventa, disent les légendes, l'art de faire du drap pour vêtir son amant, le frileux chevalier romain Heppius, – lequel a donné son nom à Heppenheim. Il est remarquable, soit dit en passant, que, chez tous les peuples et dans toutes les mythologies, l'art de tisser les étoffes a été inventé par une femme: pour les Egyptiens, c'est Isis; pour les Lydiens, Arachné; pour les Grecs, Minerve; pour les Péruviens, Menacella, femme de Manco-Capac; pour les villages du Rhin, c'est la fée Ave. Les Chinois seuls attribuent cette imagination à un homme, l'empereur Yas; et encore pour les Chinois l'empereur n'est-il pas un homme, c'est un être fantastique dont la réalité disparaît sous les titres bizarres dont ils l'affublent. Ils ne connaissent pas sa nature, car ils l'appellent le Dragon; ils ignorent son âge, car ils l'appellent Dix-Mille-Ans; ils ne savent pas son sexe, car ils l'appellent la Mère. Mais que vais-je faire en Chine? Je reviens à Lorch. Pardonnez-moi l'enjambée.

      Le premier vin rouge du Rhin s'est fait à Lorch. Lorch existait avant Charlemagne et a laissé trace dans des chartes de 732. Henri III, archevêque de Mayence, s'y plaisait et y résida en 1348. Aujourd'hui il n'y a plus à Lorch ni chevaliers romains, ni fées, ni archevêques; mais la petite ville est heureuse, le paysage est magnifique, les habitants sont hospitaliers. La belle maison de la Renaissance qui est au bord du Rhin a une façade aussi originale et aussi riche en son genre que celle de notre manoir français de Meillan. La forteresse fabuleuse du vieux Sibo protége le bourg, que menace de l'autre rive du fleuve le château historique de Furstemberg avec sa grande tour, ronde au dehors, hexagone au dedans. Et rien n'est charmant comme de voir prospérer joyeusement cette petite colonie vivace de paysans entre ces deux effrayants squelettes qui ont été deux citadelles.

      Maintenant voici comment une de mes nuits a été troublée à Lorch:

      L'autre semaine, il pouvait être une heure du matin, tout le bourg dormait, j'écrivais dans ma chambre, lorsque tout à coup je m'aperçois que mon papier est devenu rouge sous ma plume. Je lève les yeux, je n'étais plus éclairé par ma lampe, mais par mes fenêtres. Mes deux fenêtres s'étaient changées en deux grandes tables d'opale rose à travers lesquelles se répandait autour de moi une réverbération étrange. Je les ouvre, je regarde. Une grosse voûte de flamme et de fumée se courbait à quelques toises au-dessus de ma tête avec un bruit effrayant. C'était tout simplement l'hôtel P., le gasthaus voisin du mien, qui avait pris feu et qui brûlait.

      En un instant l'auberge se réveille, tout le bourg est sur pied, le cri Feuer! feuer! emplit le quai et les rues, le tocsin éclate.


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