Le Rhin, Tome II. Victor Hugo
se heurtait, se pressait et se foulait une cohue d'ombres surchargées de silhouettes bizarres. C'était toute l'auberge qui déménageait, l'un en caleçon, l'autre en chemise, les voyageurs avec leurs malles, les domestiques avec les meubles. Tous ces fuyards étaient encore à moitié endormis. Personne ne criait ni ne parlait. C'était le bruit d'une fourmilière.
Un horrible flamboiement remplissait les intervalles de toutes les têtes.
Quant à moi, car chacun pense à soi dans ces moments-là, j'ai fort peu de bagage, j'étais logé au premier, et je ne courais d'autre risque que d'être forcé de sortir de la maison par la fenêtre.
Cependant un orage était survenu, il pleuvait à verse. Comme il arrive toujours lorsqu'on se hâte, l'hôtel se vidait lentement; et il y eut un instant d'affreuse confusion. Les uns voulaient entrer, les autres sortir; les gros meubles descendaient lourdement des fenêtres attachés à des cordes, les matelas, les sacs de nuit et les paquets de linge tombaient du haut du toit sur le pavé; les femmes s'épouvantaient, les enfants pleuraient; les paysans, réveillés par le tocsin, accouraient de la montagne avec leurs grands chapeaux ruisselant d'eau et leurs seaux de cuir à la main. Le feu avait déjà gagné le grenier de la maison, et l'on se disait qu'il avait été mis exprès à l'auberge P.; circonstance qui ajoute toujours un intérêt sombre et une sorte d'arrière-scène dramatique à un incendie.
Bientôt les pompes sont arrivées, les chaînes de travailleurs se sont formées, et je suis monté dans le grenier, énorme enchevêtrement, à plusieurs étages, de charpentes pittoresques comme en recouvrent tous ces grands toits d'ardoise des bords du Rhin. Toute la charpente de la maison voisine brûlait dans une seule flamme. Cette immense pyramide de braise, surmontée d'un vaste panache rouge que secouait le vent de l'orage, se penchait avec des craquements sourds sur notre toit, déjà allumé et pétillant çà et là. La question était sérieuse; si notre toit prenait feu, dix maisons à coup sûr, et peut-être avec l'aide du vent, le tiers de la ville brûlaient. La besogne a été rude. Il a fallu, sous les flammèches et les tourbillons d'étincelles, écorcer les ardoises d'une partie du toit et couper les pignons-girouettes des lucarnes. Les pompes étaient admirablement servies.
Des lucarnes du grenier, je plongeais dans la fournaise et j'étais pour ainsi dire dans l'incendie même. C'est une effroyable et admirable chose qu'un incendie vu à brûle-pourpoint. Je n'avais jamais eu ce spectacle; – puisque j'y étais, – je l'ai accepté.
Au premier moment, quand on se voit comme enveloppé dans cette monstrueuse caverne de feu où tout flambe, reluit, petille, crie, souffre, éclate et croule, on ne peut se défendre d'un mouvement d'anxiété; il semble que tout est perdu et que rien ne saura lutter contre cette force affreuse qu'on appelle le feu; mais dès que les pompes arrivent on reprend courage.
On ne peut se figurer avec quelle rage l'eau attaque son ennemi. A peine la pompe, ce long serpent qu'on entend haleter en bas dans les ténèbres, a-t-elle passé au-dessus du mur sombre son cou effilé et fait étinceler dans la flamme sa fine tête de cuivre, qu'elle crache avec fureur un jet d'acier liquide sur l'épouvantable chimère à mille têtes. Le brasier, attaqué à l'improviste, hurle, se dresse, bondit effroyablement, ouvre d'horribles gueules pleines de rubis et lèche de ses innombrables langues toutes les portes et les fenêtres à la fois. La vapeur se mêle à la fumée; des tourbillons blancs et des tourbillons noirs s'en vont à tous les souffles du vent et se tordent et s'étreignent dans l'ombre sous les nuées. Le sifflement de l'eau répond au mugissement du feu. Rien n'est plus terrible et plus grand que cet ancien et éternel combat de l'hydre et du dragon.
La force de la colonne d'eau lancée par la pompe est prodigieuse. Les ardoises et les briques qu'elle touche se brisent et s'éparpillent comme des écailles. Quand la charpente enfin s'est écroulée, magnifique moment où le panache écarlate de l'incendie a été remplacé au milieu d'un bruit terrible par une immense et haute aigrette d'étincelles, une cheminée est restée debout sur la maison comme une espèce de petite tour de pierre. Un jet de pompe l'a jetée dans le gouffre.
Le Rhin, les villages, les montagnes, les ruines, tout le spectre sanglant du paysage reparaissant à cette lueur, se mêlaient à la fumée, aux flammes, au glas continuel du tocsin, au fracas des pans du mur s'abattant tout entiers comme des ponts-levis, aux coups sourds de la hache, au tumulte de l'orage et à la rumeur de la ville. Vraiment c'était hideux, mais c'était beau.
Si l'on regarde les détails de cette grande chose, rien de plus singulier. Dans l'intervalle d'un tourbillon de feu et d'un tourbillon de fumée, des têtes d'hommes surgissent au bout d'une échelle. On voit ces hommes inonder, en quelque sorte à bout portant, la flamme acharnée qui lutte et voltige et s'obstine sous le jet même de l'eau. Au milieu de cet affreux chaos, il y a des espèces de réduits silencieux où de petits incendies tranquilles petillent doucement dans des coins comme un feu de veuve. Les croisées des chambres devenues inaccessibles s'ouvrent et se ferment au vent. De jolies flammes bleues frissonnent aux pointes des poutres. De lourdes charpentes se détachent du bord du toit et restent suspendues à un clou, balancées par l'ouragan au-dessus de la rue et enveloppées d'une longue flamme. D'autres tombent dans l'étroit entre-deux des maisons et établissent là un pont de braise. Dans l'intérieur des appartements, les papiers parisiens à bordures prétentieuses disparaissent et reparaissent à travers des bouffées de cendre rouge. Il y avait au troisième étage un pauvre trumeau Louis XV, avec des arbres-rocaille et des bergers de Gentil-Bernard, qui a lutté longtemps. Je le regardais avec admiration. Je n'ai jamais vu une églogue faire si bonne contenance. Enfin une grande flamme est entrée dans la chambre, a saisi l'infortuné paysage vert-céladon, et le villageois embrassant la villageoise, et Tircis cajolant Glycère s'en est allé en fumée. Comme pendant, un pauvre petit jardinet, affreusement arrosé de charbons ardents, brûlait au bas de la maison. Un jeune acacia, appuyé à un treillage embrasé, s'est obstiné à ne pas prendre feu et est resté intact pendant quatre heures, secouant sa jolie tête verte sous une pluie d'étincelles.
Ajoutez à cela quelques blondes et pâles Anglaises demi-nues sous l'averse à côté de leurs valises, à quelques pas de l'auberge, et tous les enfants du lieu riant aux éclats et battant des mains chaque fois qu'un jet de pompe se dispersait jusqu'à eux, et vous aurez une idée assez complète de l'incendie de l'hôtel P. – à Lorch.
Une maison qui brûle, ce n'est qu'une maison qui brûle; mais le côté vraiment triste de la chose, c'est qu'un pauvre homme y a été tué.
Vers quatre heures du matin, on était ce qu'on appelle maître du feu; le gasthaus P. – , toits, plafonds, escaliers et planchers effondrés, flambait entre ses quatre murs, et nous avions réussi à sauver notre auberge.
Alors, et presque sans entr'acte, l'eau a succédé au feu. Une nuée de servantes, brossant, frottant, épongeant, essuyant, a envahi les chambres, et en moins d'une heure la maison a été lavée du haut en bas.
Chose remarquable, rien n'a été dérobé. Tous ces effets déménagés en hâte, sous la pluie, au milieu de la nuit, ont été religieusement rapportés par les très-pauvres paysans de Lorch.
Au reste, ces accidents ne sont pas rares sur les bords du Rhin. Toute maison de bois contient un incendie, et ici les maisons de bois abondent. A Saint-Goar seulement, il y a en ce moment, à différentes places de la ville, quatre ou cinq masures faites par des incendies.
Le lendemain matin, je remarquai avec quelque surprise au rez-de-chaussée de la maison incendiée deux ou trois chambres fermées, parfaitement entières, au dessus desquelles tout cet embrasement avait fait rage sans y rien déranger. Voici à ce propos une historiette qu'on raconte dans le pays. Je ne la garantis pas. – Il y a quelques années, un Anglais arriva assez tard à une auberge de Braubach, soupa et se coucha. Dans le milieu de la nuit, l'auberge prend feu. On entre en hâte dans la chambre de l'Anglais. Il dormait. On le réveille. On lui explique la chose, et que le feu est au logis, et qu'il faut décamper sur-le-champ. – Au diable! dit l'Anglais, vous me réveillez pour cela! Laissez-moi tranquille. Je suis fatigué et je ne me lèverai pas. Sont-ils fous de s'imaginer que je vais me mettre à courir les champs en chemise à minuit! Je prétends dormir mes neuf heures tout à mon aise. Eteignez le feu si bon vous semble, je ne vous en empêche pas. Quant