Le Rhin, Tome II. Victor Hugo

Le Rhin, Tome II - Victor Hugo


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éveillé, se frottant les yeux dans son lit, qui leur cria en bâillant dès qu'il les aperçut: «Pourriez-vous me dire s'il y a un tire-bottes dans cette maison?» Il se leva, déjeuna très-fort et repartit admirablement reposé et frais, au grand déplaisir des garçons du pays, lesquels comptaient bien faire avec la momie de l'Anglais ce qu'on appelle dans la vallée du Rhin un bourgmestre sec, c'est-à-dire un mort parfaitement fumé et conservé, qu'on montre pour quelques liards aux étrangers.

      LETTRE XX

      DE LORCH A BINGEN

      La langue légale et la langue française. – Loi. Article unique: Qui parlera français payera l'amende. – Théorie du voyage à pied. – Souvenirs. – Première aventure. – Note sur Claye. – Ce qui apparaît à l'auteur entre la quatrième et la cinquième ligne. – L'auteur voit des ours en plein midi. – Peinture gracieuse d'après nature. – L'auteur laisse entrevoir l'inexprimable plaisir que lui font les tragédies classiques. – Intéressant épisode de la mouche. – Incident. – Ce que signifie l'intervalle qui sépare les mots entendre passer des mots les sérénades. – Incident. – Incident. – Incident. – Incident. – Explication. – Cela n'empêche pas que l'auteur eût fort bien pu être accepté par ces saltimbanques à quatre pattes comme le dessert de leur déjeuner. – Deuxième aventure. – G. – Histoire naturelle chimérique d'Aristote et de Pline. – En quels lieux les hommes font volontiers leurs plus monstrueuses inepties. – Incident. – Un rébus d'Horace. – D'où venait le vacarme. – Portraits de deux hommes admirés. – Tableau de beaucoup d'hommes qui admirent. – L'homme chevelu parle. – G. tressaille. – L'auteur écrit ce que dit le charlatan. – Dialogue de celui qui est en haut avec celui qui est en bas. – L'auteur éclate de rire et indigne tous ceux qui l'entourent. – Puissance de ce qui est inintelligible sur ce qui est inintelligent. – Mot amer de G. sur la troisième classe de l'institut. – Dans quelles circonstances l'auteur voyage à pied. – Fursteneck. – L'auteur grimpe assez haut pour constater une erreur des antiquaires. – Cadenet, Luynes, Branbes. – L'auteur subit sur la grande route son examen de bachelier. – Heimberg. – Sonneck. – Falkenburg. – L'auteur va devant lui. – Noms et fantômes évoqués. – Contemplation. – Un château en ruine. – L'auteur y entre. – Ce qu'il y trouve. – Tombeau mystérieux. – Apparition gracieuse. – L'auteur se met à parler anglais de la façon le plus grotesque. – Esquisse d'une théorie des femmes, des filles et des enfants. – Stella. – L'auteur, quoique découragé et humilié, s'aventure à faire quatre vers français. – Conjectures sur l'homme sans tête. – L'auteur cherche dans le Falkenburg les traces de Guntram et de Liba. – La langue de l'homme a de si singuliers caprices, que Trajani Castrum devient Trecktlingshausen. – L'auteur déjeune d'un gigot horriblement dur. – Sa grandeur d'âme à cette occasion. – Paysage. – Saint-Clément. – Le Reichenstein. – Le Rheinstein. – Le Vaugtsberg. – L'auteur raconte des choses de son enfance. – Légende du mauvais archevêque. – Au neuvième siècle on était mangé par les rats sur le Rhin comme on l'est aujourd'hui à l'Opéra. – Moralité des contes différente de la moralité de l'histoire. —Mauth et Maüse. – Comment une petite estampe encadrée de noir, accrochée au-dessus du lit d'un enfant devient pour lui quand il est homme une grande et formidable vision. – Crépuscule. – L'auteur se risque encore à faire des vers français. – Effrayante apparition entre deux montagnes de l'estampe encadrée de noir. – Le Maüsethurm. – Vertige. – L'auteur réveille un batelier qui se trouve là. – A quel trajet l'auteur se hasarde. – Le Bingerloch. – Réalités difformes et fantastiques vues au milieu de la nuit. – Ce que l'auteur trouve dans le lieu sinistre où il est allé. – Description minutieuse et détaillée de cette chose horrible et célèbre. – Salut au drapeau. – Arrivée à Bingen. – Visite au Klopp. – La Grande-Ourse.

Bingen, 27 août.

      De Lorch à Bingen, il y a deux milles d'Allemagne, en d'autres termes, quatre lieues de France, ou seize kilomètres, dans l'affreuse langue que la loi veut nous faire, comme si c'était à la loi de faire la langue. Tout au contraire, mon ami, dans une foule de cas, c'est à la langue de faire la loi.

      Vous savez mon goût. Toutes les fois que je puis continuer un peu ma route à pied, c'est-à-dire convertir le voyage en promenade, je n'y manque pas.

      Rien n'est charmant, à mon sens, comme cette façon de voyager. – A pied! – On s'appartient, on est libre, on est joyeux; on est tout entier et sans partage aux incidents de la route, à la ferme où l'on déjeune, à l'arbre où l'on s'abrite, à l'église où l'on se recueille. On part, on s'arrête; on repart, rien ne gêne, rien ne retient. On va et on rêve devant soi. La marche berce la rêverie; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. A chaque pas qu'on fait, il vous vient une idée. Il semble qu'on sente des essaims éclore et bourdonner dans son cerveau. Bien des fois, assis à l'ombre au bord d'une grande route, à côté d'une petite source vive d'où sortaient avec l'eau la joie, la vie et la fraîcheur, sous un orme plein d'oiseaux, près d'un champ plein de faneuses, reposé, serein, heureux, doucement occupé de mille songes, j'ai regardé avec compassion passer devant moi, comme un tourbillon où roule la foudre, la chaise de poste, cette chose étincelante et rapide qui contient je ne sais quels voyageurs lents, lourds, ennuyés et assoupis; cet éclair qui emporte des tortues. – Oh! comme ces pauvres gens, qui sont souvent des gens d'esprit et de cœur, après tout, se jetteraient vite à bas de leur prison, où l'harmonie du paysage se résout en bruit, le soleil en chaleur et la route en poussière, s'ils savaient toutes les fleurs que trouve dans les broussailles, toutes les perles que ramasse dans les cailloux, toutes les houris que découvre parmi les paysannes l'imagination ailée, opulente et joyeuse d'un homme à pied! Musa pedestris.

      Et puis tout vient à l'homme qui marche. Il ne lui surgit pas seulement des idées; il lui échoit des aventures, et, pour ma part, j'aime fort les aventures qui m'arrivent. S'il est amusant pour autrui d'inventer des aventures, il est amusant pour soi-même d'en avoir.

      Je me rappelle qu'il y a sept ou huit ans j'étais allé à Claye, à quelques lieues de Paris. Pourquoi? Je ne m'en souviens plus. Je trouve seulement dans mon livre de notes ces quelques lignes. Je vous les transcris, parce qu'elles font, pour ainsi dire, partie de la chose quelconque que je veux vous raconter:

      – «Un canal au rez-de-chaussée, un cimetière au premier étage, quelques maisons au second, voilà Claye. Le cimetière occupe une terrasse avec balcon sur le canal, d'où les mânes des paysans de Claye peuvent entendre passer les sérénades, s'il y en a, sur le bateau-poste de Paris à Meaux, qui fait quatre lieues à l'heure. Dans ce pays-là on n'est pas enterré, on est enterrassé. C'est un sort comme un autre.»

      Je m'en revenais à Paris à pied; j'étais parti d'assez grand matin, et, vers midi, les beaux arbres de la forêt de Bondy m'invitant, à un endroit où le chemin tourne brusquement, je m'assis, adossé à un chêne, sur un talus d'herbe, les pieds pendants dans un fossé, et je me mis à crayonner sur mon livre vert la note que vous venez de lire.

      Comme j'achevais la quatrième ligne, – que je vois aujourd'hui sur le manuscrit séparée de la cinquième par un assez large intervalle, – je lève vaguement les yeux et j'aperçois de l'autre coté du fossé, sur le bord de la route, devant moi, à quelques pas, un ours qui me regardait fixement. En plein jour on n'a pas de cauchemar; on ne peut être dupe d'une forme, d'une apparence, d'un rocher difforme ou d'un tronc d'arbre absurde. Lo que puede un sastre est formidable la nuit; mais à midi, par un soleil de mai, on n'a pas d'hallucinations. C'était bien un ours, un ours vivant, un véritable ours, parfaitement hideux du reste. Il était gravement assis sur son séant, me montrant le dessous poudreux de ses pattes de derrière, dont je distinguais toutes les griffes, ses pattes de devant mollement croisées sur son ventre. Sa gueule était entr'ouverte; une de ses oreilles, déchirée et saignante, pendait à demi; sa lèvre inférieure, à moitié arrachée, laissait voir ses crocs déchaussés; l'un de ses yeux était crevé, et avec l'autre il me regardait d'un air sérieux.

      Il


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