Les chasseurs de chevelures. Reid Mayne
epineuses qui se recourbent vers la terre: c'est l'agave, le celebre mezcal du Mexique (mezcal-plant). Ca et la, meles au cactus, croissent des acacias et des mezquites, arbres indigenes du desert. Aucun objet brillant n'attire les yeux; le chant d'aucun oiseau ne frappe les oreilles. Le hibou solitaire s'enfonce dans des fourres impenetrables, le serpent a sonnettes se glisse sous leur ombre epaisse, et le coyote traverse en rampant les clairieres.
J'ai gravi montagne sur montagne, et j'apercois encore des pics elevant au loin leur tete couronnee de neiges eternelles. Je m'arrete sur une roche saillante, et mes yeux se portent sur les abimes beants, et endormis dans le silence de la desolation. De gros quartiers de roches y ont roule, et gisent amonceles les uns sur les autres. Quelques-uns pendent inclines et semblent n'attendre qu'une secousse de l'atmosphere pour rompre leur equilibre. De noirs precipices me glacent de terreur; une vertigineuse faiblesse me gagne le cerveau; je m'accroche a la tige d'un pin ou a l'angle d'un rocher solide. Devant, derriere et tout autour de moi, s'elevent des montagnes entassees sur des montagnes dans une confusion chaotique. Les unes sont mornes et pelees; les autres montrent quelques traces de vegetation sous formes de pins et de cedres aux noires aiguilles, dont les troncs rabougris s'elevent ou pendent des rochers. Ici, un pic en forme de cone s'elance jusqu'a ce que la neige se perde dans les nuages. La, un sommet eleve sa fine dentelure jusqu'au ciel; sur ces flancs gisent de monstrueuses masses de granit qui semblent y avoir ete lancees par la main des Titans. Un monstre terrible, l'ours gris, gravit les plus hauts sommets; le carcajou se tapit sur les roches avancees, guettant le passage de l'elan qui doit aller se desalterer au cours d'eau inferieur, et le bighorn bondit de roc en roc, cherchant sa timide femelle. Le vautour noir aiguise son bec impur contre les branches du pin, et l'aigle de combat, s'elevant au-dessus de tous, decoupe sa vive silhouette sur l'azur des cieux. Ce sont les montagnes rocheuses, les Andes d'Amerique, les colossales vertebres du continent.
Tels sont les divers aspects de l'Ouest sauvage; tel est le theatre de notre drame. Levons le rideau, et faisons paraitre les personnages.
I
LES MARCHANDS DE LA PRAIRIE
New-Orleans, 3 avril 18…
"Mon cher Saint-Vrain,
"Notre jeune ami, M. Henri Haller, part pour Saint-Louis, en quete du pittoresque. Faites en sorte de lui procurer une serie complete d'aventures.
"Votre affectionne, "LOUIS VALTON.
"A M. Charles Saint-Vrain, Esq., hotel des Planteurs, Saint-Louis." Muni de cette laconique epitre, que je portais dans la poche de mon gilet, je debarquai a Saint-Louis le 10 avril, et me dirigeai vers l'hotel des Planteurs. Apres avoir depose mes bagages et fait mettre a l'ecurie mon cheval (un cheval favori que j'avais amene avec moi), je changeai de linge, puis, descendant au parloir, je m'enquis de M. Saint-Vrain. Il n'etait pas a Saint-Louis: il etait parti quelques jours avant pour remonter le Missouri. C'etait un desappointement: je n'avais aucune autre lettre de recommandation pour Saint-Louis. Je dus me resigner a attendre le retour de M. Saint-Vrain, qui devait revenir dans la semaine. Pour tuer le temps, je parcourus la ville, les remparts et les prairies environnantes, montant a cheval chaque jour; je fumai force cigares dans la magnifique cour de l'hotel; j'eus aussi recours au sherry et a la lecture des journaux. Il y avait a l'hotel une societe de gentlemen qui paraissaient tres-intimement lies. Je pourrais dire qu'ils formaient une clique, mais c'est un vilain mot qui rendrait mal mon idee a leur egard. C'etait plutot une bande d'amis, de joyeux compagnons. On les voyait Toujours ensemble flaner par les rues. Ils formaient un groupe a la table d'hote, et avaient l'habitude d'y rester longtemps apres que les dineurs habituels s'etaient retires. Je remarquai qu'ils buvaient les vins les plus chers et fumaient les meilleurs cigares que l'on put trouver dans l'hotel. Mon attention etait vivement excitee par ces hommes. J'etais frappe de leurs allures particulieres. Il y avait dans leur demarche un melange de la roideur et du laisser-aller presque enfantin qui caracterise l'Americain de l'Ouest. Vetus presque de meme, habit noir fin, linge blanc, gilet de satin et epingles de diamants, ils portaient de larges favoris soigneusement lisses; quelques-uns avaient des moustaches. Leurs cheveux tombaient en boucles sur leurs epaules. La plupart portaient le col de chemise rabattu, decouvrant des cous robustes et bronzes par le soleil. Le rapport de leurs physionomies me frappa; ils ne se ressemblaient pas precisement; mais il y avait dans l'expression de leurs yeux une remarquable similitude d'expression qui indiquait sans doute chez eux des occupations et un genre de vie pareils. Etaient-ce des chasseurs? Non. Le chasseur a les mains moins halees et plus chargees de bijoux: son gilet est d'une coupe plus gaie; tout son habillement vise davantage au faste et a la super elegance. De plus, le chasseur n'affecte pas ces airs en dehors et pleins de confiance. Il est trop habitue a la prudence. Quand il est a l'hotel, il s'y tient tranquille et reserve. Le chasseur est un oiseau de proie, et ses habitudes, comme celles de l'oiseau de proie, sont silencieuses et solitaires.
– Quels sont ces messieurs? demandai-je a quelqu'un assis aupres de moi, en lui indiquant ces personnages.
– Les hommes de la prairie.
– Les hommes de la prairie?.
– Oui, les marchands de Santa-Fe.
– Les marchands? repetai-je avec surprise, ne pouvant concilier une elegance pareille avec aucune idee de commerce ou de prairies.
– Oui, continua mon interlocuteur! Ce gros homme de bonne mine qui est au milieu est Bent; Bill-Bent, comme on l'appelle. Le gentleman qui est a sa droite est le jeune Sublette; l'autre assis a sa gauche, est un des Choteaus; celui-ci est le grave Jerry Folger.
– Ce sont donc alors ces celebres marchands de la prairie?
– Precisement.
Je me mis a les considerer avec une curiosite croissante. Ils m'observaient de leur cote, et je m'apercus que j'etais moi-meme l'objet de leur conversation. A ce moment, l'un deux, un elegant et hardi jeune homme, sortit du groupe, et s'avancant vers moi:
– Ne vous etes-vous pas enquis de M. Saint-Vrain? me demanda-t-il.
– Oui monsieur.
– Charles?
– Oui, c'est cela meme.
– C'est moi.
Je tirai ma lettre de recommandation et la lui presentai. Il en prit connaissance.
– Mon cher ami, me dit-il en me tendant cordialement la main, je suis vraiment desole de ne pas m'etre trouve ici. J'arrive de la haute riviere ce matin. Valton est vraiment stupide de n'avoir pas ajoute sur l'adresse le nom de Bill-Bent! Depuis quand etes-vous arrive?
– Depuis trois jours. Je suis arrive le 10.
– Bon Dieu! qu'avez-vous pu faire pendant tout ce temps-la! Venez, que je vous presente. He! Bent! Bill! Jerry!
Un instant apres, j'avais fraternise avec le groupe entier des marchands de la prairie, dont mon nouvel ami Saint-Vrain faisait partie.
– C'est le premier coup? demanda l'un des marchands au moment ou le mugissement d'un gong retentissait dans la galerie.
– Oui, repondit Bent apres avoir consulte sa montre. Nous avons juste le temps de prendre quelque chose: Allons.
Bent se dirigea vers le salon, et nous suivimes tous nemini dissentiente. On etait au milieu du printemps. La jeune menthe avait pousse, circonstance botanique dont mes nouveaux amis semblaient avoir une connaissance parfaite, car tous ils demanderent un julep de menthe. La preparation et l'absorption de ce breuvage nous occuperent jusqu'a ce que le second coup du gong nous convoquat pour le diner.
– Venez prendre place pres de nous, monsieur Haller, dit Bent; je regrette que nous ne vous ayons pas connu plus tot. Vous avez ete bien seul!
Ce disant, il se dirigea vers la salle a manger; nous le suivimes. Pas n'est besoin de donner la description d'un diner a l'hotel des Planteurs. Comme a l'ordinaire, les tranches de venaison, les langues de buffalo, les poulets de la prairie, les excellentes grenouilles du centre de l'Illinois en faisaient le fond. Il est inutile d'entrer dans plus de details sur le repas, et quant a ce qui suivit, je ne saurais en rendre compte. Nous restames assis jusqu'a ce qu'il n'y eut plus que nous a table. La