Les chasseurs de chevelures. Reid Mayne
on ne pouvait apercevoir aucun indice de captivite ni dans leurs regards ni dans leurs allures. Ils marchaient fierement le long du mur, lancant de temps a antre sur les passants un coup d'oeil sauvage, hautain et meprisant.
– Pourquoi sont-ils ici alors? Leur pays est bien loin vers l'ouest.
– C'est la un de ces mysteres du Nouveau-Mexique sur lesquels je vous donnerai quelques eclaircissements une autre fois. Ils sont maintenant sous la protection d'un traite de paix qui les lie, tant qu'il ne leur convient pas de le rompre. Quant a present, ils sont aussi libres ici que vous et moi; que dis-je? ils le sont bien davantage. Je ne serais point surpris de les rencontrer ce soir au fandango.
– J'ai entendu dire que les Navajoes etaient cannibales?
– C'est la verite. Observez-les un instant! Regardez comme ils couvent des yeux ce petit garcon joufflu, qui parait instinctivement en avoir peur. Il est heureux pour ce petit drole qu'il fasse grand jour, sans cela il pourrait bien etre etrangle sous une de ces couvertures rayees.
– Parlez-vous serieusement, Saint-Vrain!
– Sur ma parole; je ne plaisante pas! Si je me trompe, Gode en sait assez pour pouvoir confirmer ce que j'avance, Eh! voyageur?
– C'est vrai, monsieur. J'ai ete prisonnier dans la Nation: non pas chez les Navagh, mais chez les damnes d'Apaches. C'est la meme chose, pendant trois mois. J'ai vu les sauvages manger, —eat, – un, deux trie, trie enfants rotis, comme si c'etaient des bosses de buffles. C'est vrai, monsieur, c'est tres-vrai.
– C'est la vraie verite: les Apaches et les Navajoes enlevent des enfants dans la vallee, ici, lors de leurs grandes expeditions; et ceux qui ont ete a meme de s'en instruire assurent qu'ils les font rotir. Est-ce pour les offrir en sacrifice au dieu feroce Quetzalcoatl? est-ce par gout pour la chair humaine? c'est ce qu'on n'a pas encore bien pu verifier. Bien peu parmi ceux qui ont visite leurs villes ont eu, comme Gode, la chance d'en sortir. Pas un homme de ces pays ne s'aventure a traverser la sierra de l'ouest.
– Et comment avez-vous fait, monsieur Gode pour sauver votre chevelure?
– Comment, monsieur? Parce que je n'en ai pas. Je ne peux pas etre scalpe. Ce que les trappeurs yankees appellent hur, ma chevelure, est de la fabrication d'un barbier de Saint-Louis. Voila, monsieur.
En disant cela, le Canadien ota sa casquette, et, avec elle, ce que jusqu'a ce moment j'avais pris pour une magnifique chevelure bouclee, c'etait une perruque.
– Maintenant, messieurs, s'ecria-t-il d'un ton de bonne humeur, comment ces sauvages pourraient-ils prendre mon scalp? Les Indiens damnes n'en toucheront pas la prime, sacr-r-r…!
Saint-Vrain et moi ne pumes nous empecher de rire a la transformation comique de la figure du Canadien.
– Allons, Gode! le moins que vous puissiez faire apres cela, c'est de boire un coup. Tenez, servez-vous.
– Tres-oblige, monsieur Saint-Vrain, je vous remercie.
Et le voyageur, toujours altere avala le nectar d'el Paso comme il eut fait d'une tasse de lait.
– Allons, Haller! Il faut que nous allions voir les wagons. Les affaires d'abord, le plaisir apres, autant du moins que nous pourrons nous en procurer au milieu de ces tas de briques. Mais nous trouverons de quoi nous distraire a Chihuahua.
– Vous pensez que nous irons jusque-la?
– Certainement. Nous n'aurons pas acheteurs ici pour le quart de notre cargaison. Il faudra porter le reste sur le marche principal. Au camp! allons!
VI
LE FANDANGO
Le soir, j'etais assis dans ma chambre, attendant Saint-Vrain. Il s'annonca du dehors en chantant:
Las ninas de Durango
Conmigo bailandas
Al cielo… ha!
– Etes-vous pret, mon hardi cavalier?
– Pas encore. Asseyez-vous une minute et attendez-moi.
– Depechez-vous alors: la danse commence. Je suis revenu par la. Quoi! c'est la votre costume de bal! Ha! ha! ha!
Et Saint-Vrain eclata de rire en me voyant vetu d'un habit bleu et d'un pantalon noir assez bien conserves.
– Eh! mais sans doute, repondis-je en le regardant, et qu'y trouvez-vous a redire? – Mais est-ce la votre habit de bal, a vous?
Mon ami n'avait rien change a son costume; il portait sa blouse de chasse frangee, ses guetres, sa ceinture, son couteau et ses pistolets.
– Oui, mon cher dandy, ceci est mon habit de bal; il n'y manque rien, et si vous voulez m'en croire, vous allez remettre ce que vous avez ote. Voyez-vous un ceinturon et un couteau autour de ce bel habit bleu a longues basques! Ha! ha! ha!
– Mais quel besoin de prendre ceinturon et couteau? Vous n'allez pas, peut-etre, entrer dans une salle de bal avec vos pistolets a la ceinture?
– Et de quelle autre maniere voulez-vous que je les porte? dans mes mains?
– Laissez-les ici.
– Ha! ha! cela ferait une belle affaire! Non, non. Un bon averti en vaut deux. Vous ne trouverez pas un cavalier qui consente a aller a un fandango de Santa-Fe sans ses pistolets a six coups. Allons, remettez votre blouse, couvrez vos jambes comme elles l'etaient, et bouclez-moi cela autour de vous. C'est le costume de bal de ce pays-ci.
– Du moment que vous m'affirmez que je serai ainsi comme il faut, ca me va.
– Je ne voudrais pas y aller en habit bleu, je vous le jure.
L'habit bleu fut replie et remis dans mon portemanteau. Saint-Vrain avait raison. En arrivant au lieu de reunion, une grande sala dans le voisinage de la plaza, nous le trouvames rempli de chasseurs, de trappeurs, de marchands, de voituriers, tous costumes comme ils le sont dans la montagne. Parmi eux se trouvaient une soixantaine d'indigenes avec autant de senoritas, que je reconnus, a leurs costumes, pour etre des poblanas, c'est-a-dire appartenant a la plus basse classe; la seule classe de femme, au surplus, que des etrangers pussent rencontrer a Santa-Fe.
Quand nous entrames, la plupart des hommes s'etaient debarrasses de leurs serapes pour la danse, et montraient dans tout leur eclat le velours brode, le maroquin gaufre, et les berets de couleurs voyantes. Les femmes n'etaient pas moins pittoresques dans leurs brillantes naguas, leurs blanches chemisettes, et leurs petits souliers de satin. Quelques-unes etaient en train de sauter une vive polka; car cette fameuse danse etait parvenue jusque dans ces regions reculees.
– Avez-vous entendu parler du telegraphe electrique?
– No, senor.
– Pourriez-vous me dire ce que c'est qu'un chemin de fer?
– Quien sabe!
– La polka!
– Ah! senor, la polka! la polka! cosa bonita, tan graciosa! vaya!
La salle de bal etait une grande sala oblongue, garnie de banquettes tout autour. Sur ces banquettes, les danseurs prenaient place, roulaient leurs cigarettes, bavardaient et fumaient dans l'intervalle des contredanses. Dans un coin, une demi-douzaine de fils d'Orphee faisaient resonner des harpes, des guitares et des mandolines; de temps en temps, ils rehaussaient cette musique par un chant aigu, a la maniere indienne. Dans un autre angle, les montagnards, alteres, fumaient des puros en buvant du whisky de Thaos, et faisaient retentir la sala de leurs sauvages exclamations.
– Hola, ma belle enfant! vamos, vamos, a danser! mucho bueno! mucho bueno! voulez-vous?
C'est un grand gaillard a la mine brutale, de six pieds et plus, qui s'adresse a une petite poblana semillante.
– Mucho bueno, senor Americano! repond la dame.
– Hourra pour vous! en avant! marche! Quelle taille legere! Vous pourriez servir de plumet a