La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac

La Comédie humaine – Volume 03 - Honore de Balzac


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la calèche, et ses yeux se fixèrent sur la croupe des chevaux sans trahir aucune espèce de sentiment. Elle eut un air aussi stupide que peut l'être celui d'un paysan breton écoutant le prône de son curé. Un jeune homme, monté sur un cheval de prix, sortit tout d'un coup d'un bosquet de peupliers et d'aubépines en fleurs.

      – C'est un Anglais, dit le colonel.

      – Oh! mon Dieu oui, mon général, répliqua le postillon. Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, manger la France.

      L'inconnu était un de ces voyageurs qui se trouvèrent sur le continent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en représailles de l'attentat commis envers le droit des gens par le cabinet de Saint-James lors de la rupture du traité d'Amiens. Soumis au caprice du pouvoir impérial, ces prisonniers ne restèrent pas tous dans les résidences où ils furent saisis, ni dans celles qu'ils eurent d'abord la liberté de choisir. La plupart de ceux qui habitaient en ce moment la Touraine y furent transférés de divers points de l'empire, où leur séjour avait paru compromettre les intérêts de la politique continentale. Le jeune captif qui promenait en ce moment son ennui matinal était une victime de la puissance bureaucratique. Depuis deux ans, un ordre parti du ministère des Relations Extérieures l'avait arraché au climat de Montpellier, où la rupture de la paix le surprit autrefois cherchant à se guérir d'une affection de poitrine. Du moment où ce jeune homme reconnut un militaire dans la personne du comte d'Aiglemont, il s'empressa d'en éviter les regards en tournant assez brusquement la tête vers les prairies de la Cise.

      – Tous ces Anglais sont insolents comme si le globe leur appartenait, dit le colonel en murmurant. Heureusement Soult va leur donner les étrivières.

      Quand le prisonnier passa devant la calèche, il y jeta les yeux. Malgré la brièveté de son regard, il put alors admirer l'expression de mélancolie qui donnait à la figure pensive de la comtesse je ne sais quel attrait indéfinissable. Il y a beaucoup d'hommes dont le cœur est puissamment ému par la seule apparence de la souffrance chez une femme: pour eux la douleur semble être une promesse de constance ou d'amour. Entièrement absorbée dans la contemplation d'un coussin de sa calèche, Julie ne fit attention ni au cheval ni au cavalier. Le trait avait été solidement et promptement rajusté. Le comte remonta en voiture. Le postillon s'efforça de regagner le temps perdu, et mena rapidement les deux voyageurs sur la partie de la levée que bordent les rochers suspendus au sein desquels mûrissent les vins de Vouvray, d'où s'élancent tant de jolies maisons, où apparaissent dans le lointain les ruines de cette si célèbre abbaye de Marmoutiers, la retraite de saint Martin.

      – Que nous veut donc ce milord diaphane? s'écria le colonel en tournant la tête pour s'assurer que le cavalier qui depuis le pont de la Cise suivait sa voiture était le jeune Anglais.

      Comme l'inconnu ne violait aucune convenance de politesse en se promenant sur la berne de la levée, le colonel se remit dans le coin de sa calèche après avoir jeté un regard menaçant sur l'Anglais. Mais il ne put, malgré son involontaire inimitié, s'empêcher de remarquer la beauté du cheval et la grâce du cavalier. Le jeune homme avait une de ces figures britanniques dont le teint est si fin, la peau si douce et si blanche, qu'on est quelquefois tenté de supposer qu'elles appartiennent au corps délicat d'une jeune fille. Il était blond, mince et grand. Son costume avait ce caractère de recherche et de propreté qui distingue les fashionables de la prude Angleterre. On eût dit qu'il rougissait plus par pudeur que par plaisir à l'aspect de la comtesse. Une seule fois Julie leva les yeux sur l'étranger; mais elle y fut en quelque sorte obligée par son mari qui voulait lui faire admirer les jambes d'un cheval de race pure. Les yeux de Julie rencontrèrent alors ceux du timide Anglais. Dès ce moment le gentilhomme, au lieu de faire marcher son cheval près de la calèche, la suivit à quelques pas de distance. A peine la comtesse regarda-t-elle l'inconnu. Elle n'aperçut aucune des perfections humaines et chevalines qui lui étaient signalées, et se rejeta au fond de la voiture après avoir laissé échapper un léger mouvement de sourcils comme pour approuver son mari. Le colonel se rendormit, et les deux époux arrivèrent à Tours sans s'être dit une seule parole et sans que les ravissants paysages de la changeante scène au sein de laquelle ils voyageaient attirassent une seule fois l'attention de Julie. Quand son mari sommeilla, madame d'Aiglemont le contempla à plusieurs reprises. Au dernier regard qu'elle lui jeta, un cahot fit tomber sur les genoux de la jeune femme un médaillon suspendu à son cou par une chaîne de deuil, et le portrait de son père lui apparut soudain. A cet aspect, des larmes, jusque-là réprimées, roulèrent dans ses yeux. L'Anglais vit peut-être les traces humides et brillantes que ces pleurs laissèrent un moment sur les joues pâles de la comtesse, mais que l'air sécha promptement. Chargé par l'empereur de porter des ordres au maréchal Soult, qui avait à défendre la France de l'invasion faite par les Anglais dans le Béarn, le colonel d'Aiglemont profitait de sa mission pour soustraire sa femme aux dangers qui menaçaient alors Paris, et la conduisait à Tours chez une vieille parente à lui. Bientôt la voiture roula sur le pavé de Tours, sur le pont, dans la Grande-Rue, et s'arrêta devant l'hôtel antique où demeurait la ci-devant comtesse de Listomère-Landon.

      La comtesse de Listomère-Landon était une de ces belles vieilles femmes au teint pâle, à cheveux blancs, qui ont un sourire fin, qui semblent porter des paniers, et sont coiffées d'un bonnet dont la mode est inconnue. Portraits septuagénaires du siècle de Louis XV, ces femmes sont presque toujours caressantes, comme si elles aimaient encore; moins pieuses que dévotes, et moins dévotes qu'elles n'en ont l'air; toujours exhalant la poudre à la maréchale, contant bien, causant mieux, et riant plus d'un souvenir que d'une plaisanterie. L'actualité leur déplaît. Quand une vieille femme de chambre vint annoncer à la comtesse (car elle devait bientôt reprendre son titre) la visite d'un neveu qu'elle n'avait pas vu depuis le commencement de la guerre d'Espagne, elle ôta vivement ses lunettes, ferma la Galerie de l'ancienne cour, son livre favori; puis elle retrouva une sorte d'agilité pour arriver sur son perron au moment où les deux époux en montaient les marches.

      La tante et la nièce se jetèrent un rapide coup d'œil.

      – Bonjour, ma chère tante, s'écria le colonel en saisissant la vieille femme et l'embrassant avec précipitation. Je vous amène une jeune personne à garder. Je viens vous confier mon trésor. Ma Julie n'est ni coquette ni jalouse; elle a une douceur d'ange… Mais elle ne se gâtera pas ici, j'espère, dit-il en s'interrompant.

      – Mauvais sujet! répondit la comtesse en lui lançant un regard moqueur.

      Elle s'offrit, la première, avec une certaine grâce aimable, à embrasser Julie qui restait pensive et paraissait plus embarrassée que curieuse.

      – Nous allons donc faire connaissance, mon cher cœur? reprit la comtesse. Ne vous effrayez pas trop de moi, je tâche de n'être jamais vieille avec les jeunes gens.

      Avant d'arriver au salon, la marquise avait déjà, suivant l'habitude des provinces, commandé à déjeuner pour ses deux hôtes; mais le comte arrêta l'éloquence de sa tante en lui disant d'un ton sérieux qu'il ne pouvait pas lui donner plus de temps que la poste n'en mettrait à relayer. Les trois parents entrèrent donc au plus vite dans le salon et le colonel eut à peine le temps de raconter à sa grand'tante les événements politiques et militaires qui l'obligeaient à lui demander un asile pour sa jeune femme. Pendant ce récit, la tante regardait alternativement et son neveu qui parlait sans être interrompu, et sa nièce dont la pâleur et la tristesse lui parurent causées par cette séparation forcée. Elle avait l'air de se dire: – Hé! hé! ces jeunes gens-là s'aiment.

      En ce moment, des claquements de fouet retentirent dans la vieille cour silencieuse dont les pavés étaient dessinés par des bouquets d'herbe. Victor embrassa derechef la comtesse, et s'élança hors du logis.

      – Adieu, ma chère, dit-il en embrassant sa femme qui l'avait suivi jusqu'à la voiture.

      – Oh! Victor, laisse-moi t'accompagner plus loin encore, dit-elle d'une voix caressante, je ne voudrais pas te quitter…

      – Y penses-tu?

      – Eh! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu le veux.

      La voiture disparut.

      – Vous aimez donc bien mon pauvre Victor? demanda


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