La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
femmes qu'ils ne savent aimer; ils croient que d'aller à la mort le lendemain les dispense d'avoir, la veille, des égards et des attentions pour nous. Autrefois, on savait aussi bien aimer que mourir à propos. Ma nièce, je vous le formerai. Je mettrai fin au triste désaccord, assez naturel, qui vous conduirait à vous haïr l'un et l'autre, à souhaiter un divorce, si toutefois vous n'étiez pas morte avant d'en venir au désespoir.
Julie écoutait sa tante avec autant d'étonnement que de stupeur, surprise d'entendre des paroles dont la sagesse était plutôt pressentie que comprise par elle, et très-effrayée de retrouver dans la bouche d'une parente pleine d'expérience, mais sous une forme plus douce, l'arrêt porté par son père sur Victor. Elle eut peut-être une vive intuition de son avenir, et sentit sans doute le poids des malheurs qui devaient l'accabler, car elle fondit en larmes, et se jeta dans les bras de la vieille dame en lui disant: – Soyez ma mère? La tante ne pleura pas, car la Révolution a laissé aux femmes de l'ancienne monarchie peu de larmes dans les yeux. Autrefois l'amour et plus tard la Terreur les ont familiarisées avec les plus poignantes péripéties, en sorte qu'elles conservent au milieu des dangers de la vie une dignité froide, une affection sincère, mais sans expansion, qui leur permet d'être toujours fidèles à l'étiquette et à une noblesse de maintien que les mœurs nouvelles ont eu le grand tort de répudier. La douairière prit la jeune femme dans ses bras, la baisa au front avec une tendresse et une grâce qui souvent se trouvent plus dans les manières et les habitudes de ces femmes que dans leur cœur; elle cajola sa nièce par de douces paroles, lui promit un heureux avenir, la berça par des promesses d'amour en l'aidant à se coucher, comme si elle eût été sa fille, une fille chérie dont l'espoir et les chagrins devenaient les siens propres; elle se revoyait jeune, se retrouvait inexpériente et jolie en sa nièce. La comtesse s'endormit, heureuse d'avoir rencontré une amie, une mère à qui désormais elle pourrait tout dire. Le lendemain matin, au moment où la tante et la nièce s'embrassaient avec cette cordialité profonde et cet air d'intelligence qui prouvent un progrès dans le sentiment, une cohésion plus parfaite entre deux âmes, elles entendirent le pas d'un cheval, tournèrent la tête en même temps, et virent le jeune Anglais qui passait lentement, selon son habitude. Il paraissait avoir fait une certaine étude de la vie que menaient ces deux femmes solitaires, et ne manquait jamais à se trouver à leur déjeuner ou à leur dîner. Son cheval ralentissait le pas sans avoir besoin d'être averti; puis, pendant le temps qu'il mettait à franchir l'espace pris par les deux fenêtres de la salle à manger, Arthur y jetait un regard mélancolique, la plupart du temps dédaigné par la comtesse, qui n'y faisait aucune attention. Mais accoutumée à ces curiosités mesquines qui s'attachent aux plus petites choses afin d'animer la vie de province, et dont se garantissent difficilement les esprits supérieurs, la marquise s'amusait de l'amour timide et sérieux, si tacitement exprimé par l'Anglais. Ces regards périodiques étaient devenus comme une habitude pour elle, et chaque jour elle signalait le passage d'Arthur par de nouvelles plaisanteries. En se mettant à table, les deux femmes regardèrent simultanément l'insulaire. Les yeux de Julie et d'Arthur se rencontrèrent cette fois avec une telle précision de sentiment, que la jeune femme rougit. Aussitôt l'Anglais pressa son cheval et partit au galop.
– Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-il faire? Il doit être constant pour les gens qui voient passer cet Anglais que je suis…
– Oui, répondit la tante en l'interrompant.
– Hé! bien, ne pourrais-je pas lui dire de ne pas se promener ainsi?
– Ne serait-ce pas lui donner à penser qu'il est dangereux? Et d'ailleurs pouvez-vous empêcher un homme d'aller et venir où bon lui semble? Demain nous ne mangerons plus dans cette salle; quand il ne nous y verra plus, le jeune gentilhomme discontinuera de vous aimer par la fenêtre. Voilà, ma chère enfant, comment se comporte une femme qui a l'usage du monde.
Mais le malheur de Julie devait être complet. A peine les deux femmes se levaient-elles de table, que le valet de chambre de Victor arriva soudain. Il venait de Bourges à franc étrier, par des chemins détournés, et apportait à la comtesse une lettre de son mari. Victor, qui avait quitté l'empereur, annonçait à sa femme la chute du régime impérial, la prise de Paris, et l'enthousiasme qui éclatait en faveur des Bourbons sur tous les points de la France; mais ne sachant comment pénétrer jusqu'à Tours, il la priait de venir en toute hâte à Orléans où il espérait se trouver avec des passe-ports pour elle. Ce valet de chambre, ancien militaire, devait accompagner Julie de Tours à Orléans, route que Victor croyait libre encore.
– Madame, vous n'avez pas un instant à perdre, dit le valet de chambre, les Prussiens, les Autrichiens et les Anglais vont faire leur jonction à Blois ou à Orléans…
En quelques heures la jeune femme fut prête, et partit dans une vieille voiture de voyage que lui prêta sa tante.
– Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous? dit-elle en embrassant sa tante. Maintenant que les Bourbons se rétablissent, vous y trouveriez…
– Sans ce retour inespéré j'y serais encore allée, ma pauvre petite, car mes conseils vous sont trop nécessaires, et à Victor et à vous. Aussi vais-je faire toutes mes dispositions pour vous y rejoindre.
Julie partit accompagnée de sa femme de chambre et du vieux militaire, qui galopait à côté de la chaise en veillant à la sécurité de sa maîtresse. A la nuit, en arrivant à un relais en avant de Blois, Julie, inquiète d'entendre une voiture qui marchait derrière la sienne et ne l'avait pas quittée depuis Amboise, se mit à la portière afin de voir quels étaient ses compagnons de voyage. Le clair de lune lui permit d'apercevoir Arthur, debout, à trois pas d'elle, les yeux attachés sur sa chaise. Leurs regards se rencontrèrent. La comtesse se rejeta vivement au fond de sa voiture, mais avec un sentiment de peur qui la fit palpiter. Comme la plupart des jeunes femmes réellement innocentes et sans expérience, elle voyait une faute dans un amour involontairement inspiré à un homme. Elle ressentait une terreur instinctive, que lui donnait peut-être la conscience de sa faiblesse devant une si audacieuse agression. Une des plus fortes armes de l'homme est ce pouvoir terrible d'occuper de lui-même une femme dont l'imagination naturellement mobile s'effraie ou s'offense d'une poursuite. La comtesse se souvint du conseil de sa tante, et résolut de rester pendant le voyage au fond de sa chaise de poste, sans en sortir. Mais à chaque relais elle entendait l'Anglais qui se promenait autour des deux voitures; puis sur la route, le bruit importun de sa calèche retentissait incessamment aux oreilles de Julie. La jeune femme pensa bientôt qu'une fois réunie à son mari, Victor saurait la défendre contre cette singulière persécution.
– Mais si ce jeune homme ne m'aimait pas cependant?
Cette réflexion fut la dernière de toutes celles qu'elle fit. En arrivant à Orléans, sa chaise de poste fut arrêtée par les Prussiens, conduite dans la cour d'une auberge, et gardée par des soldats. La résistance était impossible. Les étrangers expliquèrent aux trois voyageurs, par des signes impératifs, qu'ils avaient reçu la consigne de ne laisser sortir personne de la voiture. La comtesse resta pleurant pendant deux heures environ prisonnière au milieu des soldats qui fumaient, riaient, et parfois la regardaient avec une insolente curiosité; mais enfin elle les vit s'écartant de la voiture avec une sorte de respect en entendant le bruit de plusieurs chevaux. Bientôt une troupe d'officiers supérieurs étrangers, à la tête desquels était un général autrichien, entoura la chaise de poste.
– Madame, lui dit le général, agréez nos excuses; il y a eu erreur, vous pouvez continuer sans crainte votre voyage, et voici un passe-port qui vous évitera désormais toute espèce d'avanie…
La comtesse prit le papier en tremblant, et balbutia de vagues paroles. Elle voyait près du général et en costume d'officier anglais, Arthur à qui sans doute elle devait sa prompte délivrance. Tout à la fois joyeux et mélancolique, le jeune Anglais détourna la tête, et n'osa regarder Julie qu'à la dérobée. Grâce au passe-port, madame d'Aiglemont parvint à Paris sans aventure fâcheuse. Elle y retrouva son mari, qui, délié de son serment de fidélité à l'empereur, avait reçu le plus flatteur accueil du comte d'Artois nommé lieutenant-général du royaume par son frère Louis XVIII. Victor eut dans les gardes du corps un grade éminent qui lui donna le rang de général. Cependant, au milieu des fêtes