La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac

La Comédie humaine – Volume 03 - Honore de Balzac


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tu te trompes. Aussi mes infidélités sont-elles en quelque sorte légitimes. Je voudrais bien savoir comment vous feriez à ma place, messieurs les rieurs? Beaucoup d'hommes auraient moins de ménagements que je n'en ai pour ma femme. Je suis sûr, ajouta-t-il à voix basse, que madame d'Aiglemont ne se doute de rien. Aussi, certes, aurais-je grand tort de me plaindre, je suis très heureux… Seulement, rien n'est plus ennuyeux pour un homme sensible, que de voir souffrir une pauvre créature à laquelle on est attaché…

      – Tu as donc beaucoup de sensibilité? répondit M. de Ronquerolles, car tu es rarement chez toi.

      Cette amicale épigramme fit rire les auditeurs; mais Arthur resta froid et imperturbable, en gentleman qui a pris la gravité pour base de son caractère. Les étranges paroles de ce mari firent sans doute concevoir quelques espérances au jeune Anglais, qui attendit avec patience le moment où il pourrait se trouver seul avec M. d'Aiglemont, et l'occasion s'en présenta bientôt.

      – Monsieur, lui dit-il, je vois avec une peine infinie l'état de madame la marquise, et si vous saviez que, faute d'un régime particulier, elle doit mourir misérablement, je pense que vous ne plaisanteriez pas sur ses souffrances. Si je vous parle ainsi, j'y suis en quelque sorte autorisé par la certitude que j'ai de sauver madame d'Aiglemont, et de la rendre à la vie et au bonheur. Il est peu naturel qu'un homme de mon rang soit médecin; et, néanmoins, le hasard a voulu que j'étudiasse la médecine. Or, je m'ennuie assez, dit-il en affectant un froid égoïsme qui devait servir ses desseins, pour qu'il me soit indifférent de dépenser mon temps et mes voyages au profit d'un être souffrant, au lieu de satisfaire quelques sottes fantaisies. Les guérisons de ces sortes de maladies sont rares, parce qu'elles exigent beaucoup de soins, de temps et de patience; il faut surtout avoir de la fortune, voyager, suivre scrupuleusement des prescriptions qui varient chaque jour, et n'ont rien de désagréable. Nous sommes deux gentilshommes, dit-il en donnant à ce mot l'acception du mot anglais gentleman, et nous pouvons nous entendre. Je vous préviens que si vous acceptez ma proposition, vous serez à tout moment le juge de ma conduite. Je n'entreprendrai rien sans vous avoir pour conseil, pour surveillant, et je vous réponds du succès si vous consentez à m'obéir. Oui, si vous voulez ne pas être pendant long-temps le mari de madame d'Aiglemont, lui dit-il à l'oreille.

      – Il est sûr, milord, dit le marquis en riant, qu'un Anglais pouvait seul me faire une proposition si bizarre. Permettez-moi de ne pas la repousser et de ne pas l'accueillir, j'y songerai. Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma femme.

      En ce moment, Julie avait reparu au piano. Elle chanta l'air de Sémiramide, Son regina, son guerriera. Des applaudissements unanimes, mais des applaudissements sourds, pour ainsi dire, les acclamations polies du faubourg Saint-Germain, témoignèrent de l'enthousiasme qu'elle excita.

      Lorsque d'Aiglemont ramena sa femme à son hôtel, Julie vit avec une sorte de plaisir inquiet le prompt succès de ses tentatives. Son mari, réveillé par le rôle qu'elle venait de jouer, voulut l'honorer d'une fantaisie, et la prit en goût, comme il eût fait d'une actrice. Julie trouva plaisant d'être traitée ainsi, elle vertueuse et mariée; elle essaya de jouer avec son pouvoir, et dans cette première lutte, sa bonté la fit succomber encore une fois, mais ce fut la plus terrible de toutes les leçons que lui gardait le sort. Vers deux ou trois heures du matin, Julie était sur son séant, sombre et rêveuse, dans le lit conjugal; une lampe à lueur incertaine éclairait faiblement la chambre, le silence le plus profond y régnait; et, depuis une heure environ, la marquise, livrée à de poignants remords, versait des larmes dont l'amertume ne peut être comprise que des femmes qui se sont trouvées dans la même situation. Il fallait avoir l'âme de Julie pour sentir comme elle l'horreur d'une caresse calculée, pour se trouver autant froissée par un baiser froid; apostasie du cœur encore aggravée par une douloureuse prostitution. Elle se mésestimait elle-même, elle maudissait le mariage, elle aurait voulu être morte; et, sans un cri jeté par sa fille, elle se serait peut-être précipitée par la fenêtre sur le pavé. Monsieur d'Aiglemont dormait paisiblement près d'elle, sans être réveillé par les larmes chaudes que sa femme laissait tomber sur lui. Le lendemain, Julie sut être gaie. Elle trouva des forces pour paraître heureuse et cacher, non plus sa mélancolie, mais une invincible horreur. De ce jour elle ne se regarda plus comme une femme irréprochable. Ne s'était-elle pas menti à elle-même, dès lors n'était-elle pas capable de dissimulation, et ne pouvait-elle pas plus tard déployer une profondeur étonnante dans les délits conjugaux? Son mariage était cause de cette perversité à priori qui ne s'exerçait encore sur rien. Cependant elle s'était déjà demandé pourquoi résister à un amant aimé quand elle se donnait, contre son cœur et contre le vœu de la nature, à un mari qu'elle n'aimait plus. Toutes les fautes, et les crimes peut-être, ont pour principe un mauvais raisonnement ou quelque excès d'égoïsme. La société ne peut exister que par les sacrifices individuels qu'exigent les lois. En accepter les avantages, n'est-ce pas s'engager à maintenir les conditions qui la font subsister? Or, les malheureux sans pain, obligés de respecter la propriété, ne sont pas moins à plaindre que les femmes blessées dans les vœux et la délicatesse de leur nature. Quelques jours après cette scène, dont les secrets furent ensevelis dans le lit conjugal, d'Aiglemont présenta lord Grenville à sa femme. Julie reçut Arthur avec une politesse froide qui faisait honneur à sa dissimulation. Elle imposa silence à son cœur, voila ses regards, donna de la fermeté à sa voix, et put ainsi rester maîtresse de son avenir. Puis, après avoir reconnu par ces moyens, innés pour ainsi dire chez les femmes, toute l'étendue de l'amour qu'elle avait inspiré, madame d'Aiglemont sourit à l'espoir d'une prompte guérison, et n'opposa plus de résistance à la volonté de son mari, qui la violentait pour lui faire accepter les soins du jeune docteur. Néanmoins, elle ne voulut se fier à lord Grenville qu'après en avoir assez étudié les paroles et les manières pour être sûre qu'il aurait la générosité de souffrir en silence. Elle avait sur lui le plus absolu pouvoir, elle en abusait déjà: n'était-elle pas femme?

      Montcontour est un ancien manoir situé sur un de ces blonds rochers au bas desquels passe la Loire, non loin de l'endroit où Julie s'était arrêtée en 1814. C'est un de ces petits châteaux de Touraine, blancs, jolis, à tourelles sculptées, brodés comme une dentelle de Malines; un de ces châteaux mignons, pimpants qui se mirent dans les eaux du fleuve avec leurs bouquets de mûriers, leurs vignes, leurs chemins creux, leurs longues balustrades à jour, leurs caves en rocher, leurs manteaux de lierre et leurs escarpements. Les toits de Montcontour pétillent sous les rayons du soleil, tout y est ardent. Mille vestiges de l'Espagne poétisent cette ravissante habitation: les genêts d'or, les fleurs à clochettes embaument la brise; l'air est caressant, la terre sourit partout, et partout de douces magies enveloppent l'âme, la rendent paresseuse, amoureuse, l'amollissent et la bercent. Cette belle et suave contrée endort les douleurs et réveille les passions. Personne ne reste froid sous ce ciel pur, devant ces eaux scintillantes. Là meurt plus d'une ambition, là vous vous couchez au sein d'un tranquille bonheur, comme chaque soir le soleil se couche dans ses langes de pourpre et d'azur. Par une douce soirée du mois d'août, en 1821, deux personnes gravissaient les chemins pierreux qui découpent les rochers sur lesquels est assis le château, et se dirigeaient vers les hauteurs pour y admirer sans doute les points de vue multipliés qu'on y découvre. Ces deux personnes étaient Julie et lord Grenville; mais cette Julie semblait être une nouvelle femme. La marquise avait les franches couleurs de la santé. Ses yeux, vivifiés par une féconde puissance, étincelaient à travers une humide vapeur, semblable au fluide qui donne à ceux des enfants d'irrésistibles attraits. Elle souriait à plein, elle était heureuse de vivre, et concevait la vie. A la manière dont elle levait ses pieds mignons, il était facile de voir que nulle souffrance n'alourdissait comme autrefois ses moindres mouvements, n'alanguissait ni ses regards, ni ses paroles, ni ses gestes. Sous l'ombrelle de soie blanche qui la garantissait des chauds rayons du soleil, elle ressemblait à une jeune mariée sous son voile, à une vierge prête à se livrer aux enchantements de l'amour. Arthur la conduisait avec un soin d'amant, il la guidait comme on guide un enfant, la mettait dans le meilleur chemin, lui faisait éviter les pierres, lui montrait une échappée de vue ou l'amenait devant une fleur, toujours mû par un perpétuel sentiment de bonté, par une intention délicate, par une connaissance intime du bien-être de cette femme, sentiments qui semblaient être innés en lui, autant et plus peut-être que le mouvement


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