La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac

La Comédie humaine – Volume 03 - Honore de Balzac


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qui dînait toujours en ville, était resté chez lui.

      – Vous allez être bien heureuse, madame la marquise, dit monsieur d'Aiglemont en posant sur une table la tasse dans laquelle il venait de boire son café. Le marquis regarda madame de Wimphen d'un air moitié malicieux, moitié chagrin, et ajouta: – Je pars pour une longue chasse, où je vais avec le grand-veneur. Vous serez au moins pendant huit jours absolument veuve, et c'est ce que vous désirez, je crois…

      – Guillaume, dit-il au valet qui vint enlever les tasses, faites atteler.

      Madame de Wimphen était cette Louisa à laquelle jadis madame d'Aiglemont voulait conseiller le célibat. Les deux femmes se jetèrent un regard d'intelligence qui prouvait que Julie avait trouvé dans son amie une confidente de ses peines, confidente précieuse et charitable, car madame de Wimphen était très heureuse en mariage; et, dans la situation opposée où elles étaient, peut-être le bonheur de l'une faisait-il une garantie de son dévouement au malheur de l'autre. En pareil cas, la dissemblance des destinées est presque toujours un puissant lien d'amitié.

      – Est-ce le temps de la chasse? dit Julie en jetant un regard indifférent à son mari.

      Le mois de mars était à sa fin.

      – Madame, le grand-veneur chasse quand il veut et où il veut. Nous allons en forêt royale tuer des sangliers.

      – Prenez garde qu'il ne vous arrive quelque accident…

      – Un malheur est toujours imprévu, répondit-il en souriant.

      – La voiture de monsieur est prête, dit Guillaume.

      Le général se leva, baisa la main de madame de Wimphen, et se tourna vers Julie.

      – Madame, si je périssais victime d'un sanglier! dit-il d'un air suppliant.

      – Qu'est-ce que cela signifie? demanda madame de Wimphen.

      – Allons, venez, dit madame d'Aiglemont à Victor. Puis, elle sourit comme pour dire à Louisa: – Tu vas voir.

      Julie tendit son cou à son mari, qui s'avança pour l'embrasser; mais la marquise se baissa de telle sorte, que le baiser conjugal glissa sur la ruche de sa pèlerine.

      – Vous en témoignerez devant Dieu, reprit le marquis en s'adressant à madame de Wimphen, il me faut un firman pour obtenir cette légère faveur. Voilà comment ma femme entend l'amour. Elle m'a amené là, je ne sais par quelle ruse. Bien du plaisir!

      Et il sortit.

      – Mais ton pauvre mari est vraiment bien bon, s'écria Louisa quand les deux femmes se trouvèrent seules. Il t'aime.

      – Oh! n'ajoute pas une syllabe à ce dernier mot. Le nom que je porte me fait horreur…

      – Oui, mais Victor t'obéit entièrement, dit Louisa.

      – Son obéissance, répondit Julie, est en partie fondée sur la grande estime que je lui ai inspirée. Je suis une femme très vertueuse selon les lois; je lui rends sa maison agréable, je ferme les yeux sur ses intrigues, je ne prends rien sur sa fortune; il peut en gaspiller les revenus à son gré: j'ai soin seulement d'en conserver le capital. A ce prix, j'ai la paix. Il ne s'explique pas, ou ne veut pas s'expliquer mon existence. Mais si je mène ainsi mon mari, ce n'est pas sans redouter les effets de son caractère. Je suis comme un conducteur d'ours qui tremble qu'un jour la muselière ne se brise. Si Victor croyait avoir le droit de ne plus m'estimer, je n'ose prévoir ce qui pourrait arriver; car il est violent, plein d'amour-propre, de vanité surtout. S'il n'a pas l'esprit assez subtil pour prendre un parti sage dans une circonstance délicate où ses passions mauvaises seront mises en jeu; il est faible de caractère, et me tuerait peut-être provisoirement, quitte à mourir de chagrin le lendemain. Mais ce fatal bonheur n'est pas à craindre…

      Il y eut un moment de silence, pendant lequel les pensées des deux amies se portèrent sur la cause secrète de cette situation.

      – J'ai été bien cruellement obéie, reprit Julie en lançant un regard d'intelligence à Louisa. Cependant je ne lui avais pas interdit de m'écrire. Ah! il m'a oubliée, et a eu raison. Il serait par trop funeste que sa destinée fût brisée! n'est-ce pas assez de la mienne? Croirais-tu, ma chère, que je lis les journaux anglais, dans le seul espoir de voir son nom imprimé. Eh! bien, il n'a pas encore paru à la chambre des lords.

      – Tu sais donc l'anglais?

      – Je ne te l'ai pas dit! je l'ai appris.

      – Pauvre petite, s'écria Louisa en saisissant la main de Julie, mais comment peux-tu vivre encore?

      – Ceci est un secret, répondit la marquise en laissant échapper un geste de naïveté presque enfantine. Écoute. Je prends de l'opium. L'histoire de la duchesse de… à Londres, m'en a donné l'idée. Tu sais, Mathurin en a fait un roman. Mes gouttes de laudanum sont très-faibles. Je dors. Je n'ai guère que sept heures de veille, et je les donne à ma fille…

      Louisa regarda le feu, sans oser contempler son amie dont toutes les misères se développaient à ses yeux pour la première fois.

      – Louisa, garde-moi le secret, dit Julie après un moment de silence.

      Tout à coup un valet apporta une lettre à la marquise.

      – Ah! s'écria-t-elle en pâlissant.

      – Je ne demanderai pas de qui, lui dit madame de Wimphen.

      La marquise lisait et n'entendait plus rien, son amie vit les sentiments les plus actifs, l'exaltation la plus dangereuse, se peindre sur le visage de madame d'Aiglemont qui rougissait et pâlissait tour à tour. Enfin Julie jeta le papier dans le feu.

      – Cette lettre est incendiaire! Oh! mon cœur m'étouffe.

      Elle se leva, marcha; ses yeux brûlaient.

      – Il n'a pas quitté Paris! s'écria-t-elle.

      Son discours saccadé, que madame de Wimphen n'osa pas interrompre, fut scandé par des pauses effrayantes. A chaque interruption, les phrases étaient prononcées d'un accent de plus en plus profond. Les derniers mots eurent quelque chose de terrible.

      – Il n'a pas cessé de me voir, à mon insu. Un de mes regards surpris chaque jour l'aide à vivre. Tu ne sais pas, Louisa? il meurt et demande à me dire adieu, il sait que mon mari s'est absenté ce soir pour plusieurs jours, et va venir dans un moment. Oh! j'y périrai. Je suis perdue. Écoute? reste avec moi. Devant deux femmes il n'osera pas! Oh! demeure, je me crains.

      – Mais mon mari sait que j'ai dîné chez toi, répondit madame de Wimphen, et doit venir me chercher.

      – Eh! bien, avant ton départ, je l'aurai renvoyé. Je serai notre bourreau à tous deux. Hélas! il croira que je ne l'aime plus. Et cette lettre! ma chère, elle contenait des phrases que je vois écrites en traits de feu.

      Une voiture roula sous la porte.

      – Ah! s'écria la marquise avec une sorte de joie, il vient publiquement et sans mystère.

      – Lord Grenville, cria le valet.

      La marquise resta debout, immobile. En voyant Arthur pâle, maigre et hâve, il n'y avait plus de sévérité possible. Quoique lord Grenville fût violemment contrarié de ne pas trouver Julie seule, il parut calme et froid. Mais pour ces deux femmes initiées aux mystères de son amour, sa contenance, le son de sa voix, l'expression de ses regards, eurent un peu de la puissance attribuée à la torpille. La marquise et madame de Wimphen restèrent comme engourdies par la vive communication d'une douleur horrible. Le son de la voix de lord Grenville faisait palpiter si cruellement madame d'Aiglemont, qu'elle n'osait lui répondre de peur de lui révéler l'étendue du pouvoir qu'il exerçait sur elle; lord Grenville n'osait regarder Julie, en sorte que madame de Wimphen fit presque à elle seule les frais d'une conversation sans intérêt; lui jetant un regard empreint d'une touchante reconnaissance, Julie la remercia du secours qu'elle lui donnait. Alors les deux amants imposèrent silence à leurs sentiments, et durent se tenir dans les bornes prescrites par le devoir et les convenances. Mais bientôt on annonça monsieur de Wimphen;


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