La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
à laquelle aspirait son mari. Sa voix et la perfection de son chant pouvaient lui permettre d'y recueillir des applaudissements qui flattent presque toujours une jeune femme; mais à quoi lui servaient des succès qu'elle ne rapportait ni à des sentiments ni à des espérances? Son mari n'aimait pas la musique. Enfin, elle se trouvait presque toujours gênée dans les salons où sa beauté lui attirait des hommages intéressés. Sa situation y excitait une sorte de compassion cruelle, une curiosité triste. Elle était atteinte d'une inflammation assez ordinairement mortelle, que les femmes se confient à l'oreille, et à laquelle notre néologie n'a pas encore su trouver de nom. Malgré le silence au sein duquel sa vie s'écoulait, la cause de sa souffrance n'était un secret pour personne. Toujours jeune fille, en dépit du mariage, les moindres regards la rendaient honteuse. Aussi, pour éviter de rougir, n'apparaissait-elle jamais que riante, gaie; elle affectait une fausse joie, se disait toujours bien portante, ou prévenait les questions sur sa santé par de pudiques mensonges. Cependant, en 1817, un événement contribua beaucoup à modifier l'état déplorable dans lequel Julie avait été plongée jusqu'alors. Elle eut une fille, et voulut la nourrir. Pendant deux années, les vives distractions et les inquiets plaisirs que donnent les soins maternels lui firent une vie moins malheureuse. Elle se sépara nécessairement de son mari. Les médecins lui pronostiquèrent une meilleure santé; mais la marquise ne crut point à ces présages hypothétiques. Comme toutes les personnes pour lesquelles la vie n'a plus de douceur, peut-être voyait-elle dans la mort un heureux dénouement.
Au commencement de l'année 1819, la vie lui fut plus cruelle que jamais. Au moment où elle s'applaudissait du bonheur négatif qu'elle avait su conquérir, elle entrevit d'effroyables abîmes. Son mari s'était, par degrés, déshabitué d'elle. Ce refroidissement d'une affection déjà si tiède et tout égoïste pouvait amener plus d'un malheur que son tact fin et sa prudence lui faisaient prévoir. Quoiqu'elle fût certaine de conserver un grand empire sur Victor et d'avoir obtenu son estime pour toujours, elle craignait l'influence des passions sur un homme si nul et si vaniteusement irréfléchi. Souvent ses amis la surprenaient livrée à de longues méditations; les moins clairvoyants lui en demandaient le secret en plaisantant, comme si une jeune femme pouvait ne songer qu'à des frivolités, comme s'il n'existait pas presque toujours un sens profond dans les pensées d'une mère de famille. D'ailleurs, le malheur aussi bien que le bonheur vrai nous mène à la rêverie. Parfois, en jouant avec son Hélène, Julie la regardait d'un œil sombre, et cessait de répondre à ces interrogations enfantines qui font tant de plaisir aux mères, pour demander compte de sa destinée au présent et à l'avenir. Ses yeux se mouillaient alors de larmes, quand soudain quelque souvenir lui rappelait la scène de la revue aux Tuileries. Les prévoyantes paroles de son père retentissaient derechef à son oreille, et sa conscience lui reprochait d'en avoir méconnu la sagesse. De cette désobéissance folle venaient tous ses malheurs; et souvent elle ne savait, entre tous, lequel était le plus difficile à porter. Non-seulement les doux trésors de son âme restaient ignorés, mais elle ne pouvait jamais parvenir à se faire comprendre de son mari, même dans les choses les plus ordinaires de la vie. Au moment où la faculté d'aimer se développait en elle plus forte et plus active, l'amour permis, l'amour conjugal s'évanouissait au milieu de graves souffrances physiques et morales. Puis elle avait pour son mari cette compassion voisine du mépris qui flétrit à la longue tous les sentiments. Enfin, si ses conversations avec quelques amis, si les exemples, ou si certaines aventures du grand monde ne lui eussent pas appris que l'amour apportait d'immenses bonheurs, ses blessures lui auraient fait deviner les plaisirs profonds et purs qui doivent unir des âmes fraternelles. Dans le tableau que sa mémoire lui traçait du passé, la candide figure d'Arthur s'y dessinait chaque jour plus pure et plus belle, mais rapidement; car elle n'osait s'arrêter à ce souvenir. Le silencieux et timide amour du jeune Anglais était le seul événement qui, depuis le mariage, eût laissé quelques doux vestiges dans ce cœur sombre et solitaire. Peut-être toutes les espérances trompées, tous les désirs avortés qui, graduellement, attristaient l'esprit de Julie, se reportaient-ils, par un jeu naturel de l'imagination, sur cet homme, dont les manières, les sentiments et le caractère paraissaient offrir tant de sympathies avec les siens. Mais cette pensée avait toujours l'apparence d'un caprice, d'un songe. Après ce rêve impossible, toujours clos par des soupirs, Julie se réveillait plus malheureuse, et sentait encore mieux ses douleurs latentes quand elle les avait endormies sous les ailes d'un bonheur imaginaire. Parfois, ses plaintes prenaient un caractère de folie et d'audace, elle voulait des plaisirs à tout prix; mais, plus souvent encore, elle restait en proie à je ne sais quel engourdissement stupide, écoutait sans comprendre, ou concevait des pensées si vagues, si indécises, qu'elle n'eût pas trouvé de langage pour les rendre. Froissée dans ses plus intimes volontés, dans les mœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elle était obligée de dévorer ses larmes. A qui se serait-elle plainte? de qui pouvait-elle être entendue? Puis, elle avait cette extrême délicatesse de la femme, cette ravissante pudeur de sentiment qui consiste à taire une plainte inutile, à ne pas prendre un avantage quand le triomphe doit humilier le vainqueur et le vaincu. Julie essayait de donner sa capacité, ses propres vertus à monsieur d'Aiglemont, et se vantait de goûter le bonheur qui lui manquait. Toute sa finesse de femme était employée en pure perte à des ménagements ignorés de celui-là même dont ils perpétuaient le despotisme. Par moments, elle était ivre de malheur, sans idée, sans frein; mais, heureusement, une piété vraie la ramenait toujours à une espérance suprême: elle se réfugiait dans la vie future, admirable croyance qui lui faisait accepter de nouveau sa tâche douloureuse. Ces combats si terribles, ces déchirements intérieurs étaient sans gloire, ces longues mélancolies étaient inconnues; nulle créature ne recueillait ses regards ternes, ses larmes amères jetées au hasard et dans la solitude.
Les dangers de la situation critique à laquelle la marquise était insensiblement arrivée par la force des circonstances se révélèrent à elle dans toute leur gravité pendant une soirée du mois de janvier 1820. Quand deux époux se connaissent parfaitement et ont pris une longue habitude d'eux-mêmes, lorsqu'une femme sait interpréter les moindres gestes d'un homme et peut pénétrer les sentiments ou les choses qu'il lui cache, alors des lumières soudaines éclatent souvent après des réflexions ou des remarques précédentes, dues au hasard, ou primitivement faites avec insouciance. Une femme se réveille souvent tout à coup sur le bord ou au fond d'un abîme. Ainsi la marquise, heureuse d'être seule depuis quelques jours, devina le secret de sa solitude. Inconstant ou lassé, généreux ou plein de pitié pour elle, son mari ne lui appartenait plus. En ce moment, elle ne pensa plus à elle, ni à ses souffrances, ni à ses sacrifices; elle ne fut plus que mère, et vit la fortune, l'avenir, le bonheur de sa fille; sa fille, le seul être d'où lui vînt quelque félicité; son Hélène, seul bien qui l'attachât à la vie. Maintenant, Julie voulait vivre pour préserver son enfant du joug effroyable sous lequel une marâtre pouvait étouffer la vie de cette chère créature. A cette nouvelle prévision d'un sinistre avenir, elle tomba dans une de ces méditations ardentes qui dévorent des années entières. Entre elle et son mari, désormais, il devait se trouver tout un monde de pensées, dont le poids porterait sur elle seule. Jusqu'alors, sûre d'être aimée par Victor, autant qu'il pouvait aimer, elle s'était dévouée à un bonheur qu'elle ne partageait pas; mais aujourd'hui, n'ayant plus la satisfaction de savoir que ses larmes faisaient la joie de son mari, seule dans le monde, il ne lui restait plus que le choix des malheurs. Au milieu du découragement qui, dans le calme et le silence de la nuit, détendit toutes ses forces; au moment où, quittant son divan et son feu presque éteint, elle allait, à la lueur d'une lampe, contempler sa fille d'un œil sec, monsieur d'Aiglemont rentra plein de gaieté. Julie lui fit admirer le sommeil d'Hélène; mais il accueillit l'enthousiasme de sa femme par une phrase banale.
– A cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils.
Puis, après avoir insouciamment baisé le front de sa fille, il baissa les rideaux du berceau, regarda Julie, lui prit la main, et l'amena près de lui sur ce divan où tant de fatales pensées venaient de surgir.
– Vous êtes bien belle ce soir, madame d'Aiglemont! s'écria-t-il avec cette insupportable gaieté dont le vide était si connu de la marquise.
– Où avez-vous passé la soirée? lui demanda-t-elle en feignant une profonde indifférence.
– Chez