Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile


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avait la puissance qu'on lui attribue.

      Dira-t-on que les femmes héritent, tout comme les hommes, du penchant au suicide, mais qu'il est neutralisé, la plupart du temps, par les conditions sociales qui sont propres au sexe féminin? Mais que faut-il penser d'une hérédité qui, dans la majeure partie des cas, reste latente, sinon qu'elle consiste en une bien vague virtualité dont rien n'établit l'existence?

      2° Parlant de l'hérédité de la phtisie, M. Grancher s'exprime en ces termes: «Que l'on admette l'hérédité dans un cas de ce genre (il s'agit d'une phtisie déclarée chez un enfant de trois mois), tout nous y autorise… Il est déjà moins certain que la tuberculose date de la vie intra-utérine, quand elle éclate quinze ou vingt mois après la naissance, alors que rien ne pouvait faire soupçonner l'existence d'une tuberculose latente… Que dirons-nous maintenant des tuberculoses qui apparaissent quinze, vingt ou trente ans après la naissance? En supposant même qu'une lésion aurait existé au commencement de la vie, cette lésion au bout d'un temps si long, n'aurait-elle pas perdu sa virulence? Est-il naturel d'accuser de tout le mal ces microbes fossiles plutôt que les bacilles bien vivants… que le sujet est exposé à rencontrer sur son chemin[78]». En effet, pour avoir le droit de soutenir qu'une affection est héréditaire, à défaut de la preuve péremptoire qui consiste à en faire voir le germe dans le fœtus ou dans le nouveau-né, à tout le moins faudrait-il établir qu'elle se produit fréquemment chez les jeunes enfants. Voilà pourquoi on a fait de l'hérédité la cause fondamentale de cette folie spéciale qui se manifeste dès la première enfance et que l'on a appelée, pour cette raison, folie héréditaire. Koch a même montré que, dans les cas où la folie, sans être créée de toutes pièces par l'hérédité, ne laisse pas d'en subir l'influence, elle a une tendance beaucoup plus marquée à la précocité que là où il n'y a pas d'antécédents connus[79].

      On cite, il est vrai, des caractères qui sont regardés comme héréditaires et qui, pourtant, ne se montrent qu'à un âge plus ou moins avancé: tels la barbe, les cornes, etc. Mais ce retard n'est explicable dans l'hypothèse de l'hérédité que s'ils dépendent d'un état organique qui ne peut lui-même se constituer qu'au cours de l'évolution individuelle; par exemple, pour tout ce qui concerne les fonctions sexuelles, l'hérédité ne peut évidemment produire d'effets ostensibles qu'à la puberté. Mais si la propriété transmise est possible à tout âge, elle devrait se manifester d'emblée. Par conséquent, plus elle met de temps à apparaître, plus aussi on doit admettre qu'elle ne tient de l'hérédité qu'une faible incitation à être. Or, on ne voit pas pourquoi la tendance au suicide serait solidaire de telle phase du développement organique plutôt que de telle autre. Si elle constitue un mécanisme défini, qui peut se transmettre tout organisé, il devrait donc entrer en jeu dès les premières années.

      Mais, en fait, c'est le contraire qui se passe. Le suicide est extrêmement rare chez les enfants. En France, d'après Legoyt, sur 1 million d'enfants au-dessous de 16 ans, il y avait, pendant la période 1861-75, 4,3 suicides de garçons, 1,8 suicides de filles. En Italie, d'après Morselli, les chiffres sont encore plus faibles: ils ne s'élèvent pas au-dessus de 1,25 pour un sexe et de 0,33 pour l'autre (période 1866-75), et la proportion est sensiblement la même dans tous les pays. Les suicides les plus jeunes se commettent à cinq ans et ils sont tout à fait exceptionnels. Encore n'est-il pas prouvé que ces faits extraordinaires doivent être attribués à l'hérédité. Il ne faut pas oublier, en effet, que l'enfant, lui aussi, est placé sous l'action des causes sociales et qu'elles peuvent suffire à le déterminer au suicide. Ce qui démontre leur influence même dans ce cas, c'est que les suicides d'enfants varient selon le milieu social. Ils ne sont nulle part aussi nombreux que dans les grandes villes[80]. C'est que, nulle part aussi, la vie sociale ne commence aussitôt pour l'enfant, comme le prouve la précocité qui distingue le petit citadin. Initié plus tôt et plus complètement au mouvement de la civilisation, il en subit plus tôt et plus complètement les effets. C'est aussi ce qui fait que, dans les pays cultivés, le nombre des suicides infantiles s'accroît avec une déplorable régularité[81].

      Il y a plus. Non seulement le suicide est très rare pendant l'enfance, mais c'est seulement avec la vieillesse qu'il arrive à son apogée et, dans l'intervalle, il croît régulièrement d'âge en âge.

       TABLEAU IX[82]

       Suicides aux différents âges (pour un million de sujets de chaque âge).

      Avec quelques nuances, ces rapports sont les mêmes dans tous les pays. La Suède est la seule société où le maximum tombe entre 40 et 50 ans. Partout ailleurs, il ne se produit qu'à la dernière ou à l'avant-dernière période de la vie et, partout également, à de très légères exceptions près qui sont peut-être dues à des erreurs de recensement[83], l'accroissement jusqu'à cette limite extrême est continu. La décroissance que l'on observe au delà de 80 ans n'est pas absolument générale et, en tout cas, elle est très faible. Le contingent de cet âge est un peu au-dessous de celui que fournissent les septuagénaires, mais il reste supérieur aux autres ou, tout au moins, à la plupart des autres. Comment, dès lors, attribuer à l'hérédité une tendance qui n'apparaît que chez l'adulte et qui, à partir de ce moment, prend toujours plus de force à mesure que l'homme avance dans l'existence? Comment qualifier de congénitale une affection qui, nulle ou très faible pendant l'enfance, va de plus en plus en se développant et n'atteint son maximum d'intensité que chez les vieillards?

      La loi de l'hérédité homochrone ne saurait être invoquée en l'espèce. Elle énonce, en effet, que, dans certaines circonstances, le caractère hérité apparaît chez les descendants à peu près au même âge que chez les parents. Mais ce n'est pas le cas du suicide qui, au delà de 10 ou de 15 ans, est de tous les âges sans distinction. Ce qu'il a de caractéristique, ce n'est pas qu'il se manifeste à un moment déterminé de la vie, c'est qu'il progresse sans interruption d'âge en âge. Cette progression ininterrompue démontre que la cause dont il dépend se développe elle-même à mesure que l'homme vieillit. Or l'hérédité ne remplit pas cette condition; car elle est, par définition, tout ce qu'elle doit et peut être dès que la fécondation est accomplie. Dira-t-on que le penchant au suicide existe à l'état latent dès la naissance, mais qu'il ne devient apparent que sous l'action d'autres forces dont l'apparition est tardive et le développement progressif? Mais c'est reconnaître que l'influence héréditaire se réduit tout au plus à une prédisposition très générale et indéterminée; car, si le concours d'un autre facteur lui est tellement indispensable qu'elle fait seulement sentir son action quand il est donné et dans la mesure où il est donné, c'est lui qui doit être regardé comme la cause véritable.

      Enfin, la façon dont le suicide varie selon les âges prouve que, de toute manière, un état organico-psychique n'en saurait être la cause déterminante. Car tout ce qui tient à l'organisme, étant soumis au rythme de la vie, passe successivement par une phase de croissance, puis de stationnement et, enfin, de régression. Il n'y a pas de caractère biologique ou psychologique qui progresse sans terme; mais tous, après être arrivés à un moment d'apogée, entrent en décadence. Au contraire, le suicide ne parvient à son point culminant qu'aux dernières limites de la carrière humaine. Même le recul que l'on constate assez souvent vers 80 ans, outre qu'il est léger et n'est pas absolument général, n'est que relatif, puisque les nonagénaires se tuent encore autant ou plus que les sexagénaires, plus surtout que les hommes en pleine maturité. Ne reconnaît-on pas à ce signe que la cause qui fait varier le suicide ne saurait consister en une impulsion congénitale et immuable, mais dans l'action progressive de la vie sociale? De même qu'il apparaît plus ou moins tôt, selon l'âge auquel les hommes débutent dans la société, il croît à mesure qu'ils y sont plus complètement engagés.

      Nous voici donc ramenés à la conclusion du chapitre précédent. Sans doute, le suicide n'est possible que si la constitution des individus ne s'y refuse pas. Mais l'état individuel qui lui est le plus favorable consiste, non en une tendance définie et automatique (sauf le cas des aliénés), mais en une aptitude générale et vague, susceptible de prendre des formes diverses selon les circonstances, qui permet le suicide, mais ne l'implique pas nécessairement et, par conséquent, n'en donne


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