Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile


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si, à elles seules, les prédispositions individuelles ne sont pas des causes déterminantes du suicide, elles ont peut-être plus d'action quand elles se combinent avec certains facteurs cosmiques. De même que le milieu matériel fait parfois éclore des maladies qui, sans lui, resteraient à l'état de germe, il pourrait se faire qu'il eût le pouvoir de faire passer à l'acte les aptitudes générales et purement virtuelles dont certains individus seraient naturellement doués pour le suicide. Dans ce cas, il n'y aurait pas lieu de voir dans le taux des suicides un phénomène social; dû au concours de certaines causes physiques et d'un état organico-psychique, il relèverait tout entier ou principalement de la psychologie morbide. Peut-être, il est vrai, aurait-on du mal à expliquer comment, dans ces conditions, il peut être si étroitement personnel à chaque groupe social: car, d'un pays à l'autre, le milieu cosmique ne diffère pas très sensiblement. Pourtant, un fait important ne laisserait pas d'être acquis: c'est qu'on pourrait rendre compte de certaines, tout au moins, des variations que présente ce phénomène, sans faire intervenir de causes sociales.

      Parmi les facteurs de cette espèce, il en est deux seulement auxquels on a attribué une influence suicidogène; c'est le climat et la température saisonnière.

      I

      Voici comment les suicides se distribuent sur la carte d'Europe, selon les différents degrés de latitude:

      C'est donc dans le sud et au nord de l'Europe que le suicide est minimum; c'est au centre qu'il est le plus développé: avec plus de précision, Morselli a pu dire que l'espace compris entre le 47e et le 57e degré de latitude, d'une part, et le 20e et le 40e degré de longitude, de l'autre, était le lieu de prédilection du suicide. Cette zone coïncide assez bien avec la région la plus tempérée de l'Europe. Faut-il voir dans cette coïncidence un effet des influences climatériques?

      C'est la thèse qu'a soutenue Morselli, non toutefois sans quelque hésitation. On ne voit pas bien, en effet, quel rapport il peut y avoir entre le climat tempéré et la tendance au suicide; il faudrait donc que les faits fussent singulièrement concordants pour imposer une telle hypothèse. Or, bien loin qu'il y ait un rapport entre le suicide et tel ou tel climat, il est constant qu'il a fleuri sous tous les climats. Aujourd'hui, l'Italie en est relativement exempte; mais il y fut très fréquent au temps de l'Empire, alors que Rome était la capitale de l'Europe civilisée. De même, sous le ciel brûlant de l'Inde, il a été, à certaines époques, très développé[85].

      La configuration même de cette zone montre bien que le climat n'est pas la cause des nombreux suicides qui s'y commettent. La tache qu'elle forme sur la carte n'est pas constituée par une seule bande, à peu près égale et homogène, qui comprendrait tous les pays soumis au même climat, mais par deux taches distinctes: l'une qui a pour centre l'Île-de-France et les départements circonvoisins, l'autre la Saxe et la Prusse. Elles coïncident donc, non avec une région climatérique nettement définie, mais avec les deux principaux foyers de la civilisation européenne. C'est, par conséquent dans la nature de cette civilisation, dans la manière dont elle se distribue entre les différents pays, et non dans les vertus mystérieuses du climat, qu'il faut aller chercher la cause qui fait l'inégal penchant des peuples pour le suicide.

      On peut expliquer de même un autre fait que Guerry avait déjà signalé, que Morselli confirme par des observations nouvelles et qui, s'il n'est pas sans exceptions, est pourtant assez général. Dans les pays qui ne font pas partie de la zone centrale, les régions qui en sont le plus rapprochées, soit au Nord soit au Sud, sont aussi les plus éprouvées par le suicide. C'est ainsi qu'en Italie il est surtout développé au Nord, tandis qu'en Angleterre et en Belgique il l'est davantage au Midi. Mais on n'a aucune raison d'imputer ces faits à la proximité du climat tempéré. N'est-il pas plus naturel d'admettre que les idées, les sentiments, en un mot, les courants sociaux qui poussent avec tant de force au suicide les habitants de la France septentrionale et de l'Allemagne du Nord, se retrouvent dans les pays voisins qui vivent un peu de la même vie, mais avec une moindre intensité? Voici, d'ailleurs, qui montre combien est grande l'influence des causes sociales sur cette répartition du suicide. En Italie, jusqu'en 1870, ce sont les provinces du Nord qui comptaient le plus de suicides, le Centre venait ensuite et le Sud en troisième lieu. Mais peu à peu, la distance entre le Nord et le Centre a diminué et les rangs respectifs ont fini par être intervertis (Voir tableau X, ci-dessus). Le climat des différentes régions est cependant resté le même. Ce qu'il y a eu de changé, c'est que, par suite de la conquête de Rome en 1870, la capitale de l'Italie a été transportée au centre du pays. Le mouvement scientifique, artistique, économique s'est déplacé dans le même sens. Les suicides ont suivi.

      Tableau X

       Distribution régionale du suicide en Italie.

      Il n'y a donc pas lieu d'insister davantage sur une hypothèse que rien ne prouve et que tant de faits infirment.

      II

      L'influence de la température saisonnière paraît mieux établie. Les faits peuvent être diversement interprétés, mais ils sont constants.

      Si, au lieu de les observer, on essayait de prévoir par le raisonnement quelle doit être la saison la plus favorable au suicide, on croirait volontiers que c'est celle où le ciel est le plus sombre, où la température est la plus basse ou la plus humide. L'aspect désolé que prend alors la nature n'a-t-il pas pour effet de disposer à la rêverie, d'éveiller les passions tristes, de provoquer à la mélancolie? D'ailleurs, c'est aussi l'époque où la vie est le plus rude, parce qu'il nous faut une alimentation plus riche pour suppléer à l'insuffisance de la chaleur naturelle et qu'il est plus difficile de se la procurer. C'est déjà pour cette raison que Montesquieu considérait les pays brumeux et froids comme particulièrement favorables au développement du suicide et, pendant longtemps, cette opinion fit loi. En l'appliquant aux saisons, on en arriva à croire que c'est à l'automne que devait se trouver l'apogée du suicide. Quoique Esquirol eût déjà émis des doutes sur l'exactitude de cette théorie, Falret en acceptait encore le principe[86]. La statistique l'a aujourd'hui définitivement réfutée. Ce n'est ni en hiver, ni en automne que le suicide atteint son maximum;, mais pendant la belle saison, alors que la nature est le plus riante et la température le plus douce. L'homme quitte de préférence la vie au moment où elle est le plus facile. Si, en effet, on divise l'année en deux semestres, l'un qui comprend les six mois les plus chauds (de mars à août inclusivement), l'autre les six mois les plus froids, c'est toujours le premier qui compte le plus de suicides. Il n'est pas un pays qui fasse exception à cette loi. La proportion, à quelques unités près, est la même partout. Sur 1.000 suicides annuels, il y en a de 590 à 600 qui sont commis pendant la belle saison et 400 seulement pendant le reste de l'année.

      Le rapport entre le suicide et les variations de la température peut même être déterminé avec plus de précision.

      Si l'on convient d'appeler hiver le trimestre qui va de décembre à février inclus, printemps celui qui s'étend de mars à mai, été celui qui commence en juin pour finir en août, et automne les trois mois suivants, et si l'on classe ces quatre saisons suivant l'importance de leur mortalité-suicide, on trouve que presque partout l'été tient la première place. Morselli a pu comparer à ce point de vue 34 périodes différentes appartenant à 18 États européens, et il a constaté que dans 30 cas, c'est-à-dire 88 fois sur cent, le maximum des suicides tombait pendant la période estivale, trois fois seulement au printemps, une seule fois en automne. Cette dernière irrégularité que l'on a observée dans le seul grand-duché de Bade et à un seul moment de son histoire est sans valeur, car elle résulte d'un calcul qui porte sur une période de temps trop courte; d'ailleurs, elle ne s'est pas reproduite aux périodes ultérieures. Les trois autres exceptions ne sont guère plus significatives. Elles se rapportent à la Hollande, à l'Irlande, à la Suède. Pour ce qui est des deux premiers pays, les chiffres effectifs qui ont servi de base à l'établissement des moyennes saisonnières sont trop faibles pour qu'on en puisse rien conclure avec certitude; il n'y a que 387 cas pour la Hollande et 755 pour l'Irlande. Du reste, la statistique


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