Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile


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grande signification. Là où l'on peut suivre le développement du suicide sur un long espace de temps, comme en France, on le voit croître jusqu'en juin, décroître ensuite jusqu'en janvier et la distance entre les extrêmes n'est pas inférieure à 90 ou 100 % en moyenne. Le suicide n'arrive donc pas à son apogée aux mois les plus chauds qui sont août ou juillet; au contraire, à partir d'août, il commence à baisser et très sensiblement. De même dans la majeure partie des cas, il ne descend pas à son point le plus bas en janvier qui est le mois le plus froid, mais en décembre. Le tableau XII (V. ci-dessous) montre pour chaque mois que la correspondance entre les mouvements du thermomètre et ceux du suicide n'a rien de régulier ni de constant.

      Tableau XII[89]

      Dans un même pays, des mois dont la température est sensiblement la même produisent un nombre proportionnel de suicides très différent (par exemple, mai et septembre, avril et octobre en France, juin et septembre, en Italie, etc.). L'inverse n'est pas moins fréquent; janvier et octobre, février et août, en France, comptent autant de suicides malgré des différences énormes de température, et il en est de même d'avril et de juillet en Italie et en Prusse. De plus, les chiffres proportionnels sont presque rigoureusement les mêmes pour chaque mois dans ces différents pays, quoique la température mensuelle soit très inégale d'un pays à l'autre. Ainsi, mai dont la température est de 10°,47 en Prusse, de 14°,2 en France et de 18° en Italie, donne dans la première 104 suicides, 105 dans la seconde et 103 dans la troisième[90]. On peut faire la même remarque pour presque tous les autres mois. Le cas de décembre est particulièrement significatif. Sa part dans le total annuel des suicides est rigoureusement la même pour les trois sociétés comparées (61 suicides pour mille); et pourtant le thermomètre à cette époque de l'année, marque en moyenne 7°,9 à Rome, 9°,5 à Naples, tandis qu'en Prusse il ne s'élève pas au-dessus de 0°,67. Non seulement les températures mensuelles ne sont pas les mêmes, mais elles évoluent suivant des lois différentes dans les différentes contrées; ainsi, en France, le thermomètre monte plus de janvier à avril que d'avril à juin, tandis que c'est l'inverse en Italie. Les variations thermométriques et celles du suicide sont donc sans aucun rapport.

      Si, d'ailleurs, la température avait l'influence qu'on suppose, celle-ci devrait se faire sentir également dans la distribution géographique des suicides. Les pays les plus chauds devraient être les plus éprouvés. La déduction s'impose avec une telle évidence que l'école italienne y recourt elle-même, quand elle entreprend de démontrer que la tendance homicide, elle aussi, s'accroît avec la chaleur. Lombroso, Ferri, se sont attachés à établir que, comme les meurtres sont plus fréquents en été qu'en hiver, ils sont aussi plus nombreux au Sud qu'au Nord. Malheureusement, quand il s'agit du suicide, la preuve se retourne contre les criminologistes italiens: car c'est dans les pays méridionaux de l'Europe qu'il est le moins développé. L'Italie en compte cinq fois moins que la France; l'Espagne et le Portugal sont presque indemnes. Sur la carte française des suicides, la seule tache blanche qui ait quelque étendue est formée par les départements situés au sud de la Loire. Sans doute, nous n'entendons pas dire que cette situation soit réellement un effet de la température; mais, quelle qu'en soit la raison, elle constitue un fait inconciliable avec la théorie qui fait de la chaleur un stimulant du suicide[91].

      Le sentiment de ces difficultés et de ces contradictions a amené Lombroso et Ferri à modifier légèrement la doctrine de l'école, mais sans en abandonner le principe. Suivant Lombroso, dont Morselli reproduit l'opinion, ce ne serait pas tant l'intensité de la chaleur qui provoquerait au suicide que l'arrivée des premières chaleurs, que le contraste entre le froid qui s'en va et la saison chaude qui commence. Celle-ci surprendrait l'organisme au moment où il n'est pas encore habitué à cette température nouvelle. Mais il suffit de jeter un coup d'œil sur le tableau XII pour s'assurer que cette explication est dénuée de tout fondement. Si elle était exacte, on devrait voir la courbe qui figure les mouvements mensuels du suicide rester horizontale pendant l'automne et l'hiver, puis monter tout à coup à l'instant précis où arrivent ces premières chaleurs, source de tout le mal, pour redescendre non moins brusquement une fois que l'organisme a eu le temps de s'y acclimater. Or, tout au contraire, la marche en est parfaitement régulière: la montée, tant qu'elle dure, est à peu près la même d'un mois à l'autre. Elle s'élève de décembre à janvier, de janvier à février, de février à mars, c'est-à-dire pendant les mois où les premières chaleurs sont encore loin et elle redescend progressivement de septembre à décembre, alors qu'elles sont depuis si longtemps terminées qu'on ne saurait attribuer cette décroissance à leur disparition. D'ailleurs à quel moment se montrent-elles? On s'entend généralement pour les faire commencer en avril. En effet, de mars à avril, le thermomètre monte de 6°,4 à 10°,1; l'augmentation est donc de 57 %, tandis qu'elle n'est plus que de 40 % d'avril à mai, de 21 % de mai à juin. On devrait donc constater en avril une poussée exceptionnelle de suicides. En réalité, l'accroissement qui se produit alors n'est pas supérieur à celui qu'on observe de janvier à février (18 %). Enfin, comme cet accroissement non seulement se maintient, mais encore se poursuit, quoiqu'avec plus de lenteur, jusqu'en juin et même jusqu'en juillet, il paraît bien difficile de l'imputer à l'action du printemps, à moins de prolonger cette saison jusqu'à la fin de l'été et de n'en exclure que le seul mois d'août.

      D'ailleurs, si les premières chaleurs étaient à ce point funestes, les premiers froids devraient avoir la même action. Eux aussi surprennent l'organisme qui en a perdu l'habitude et troublent les fonctions vitales jusqu'à ce que la réadaptation soit un fait accompli. Cependant, il ne se produit en automne aucune ascension qui ressemble même de loin à celle que l'on observe au printemps. Aussi ne comprenons-nous pas comment Morselli, après avoir reconnu que, d'après sa théorie, le passage du chaud au froid doit avoir les mêmes effets que la transition inverse, a pu ajouter: «Cette action des premiers froids peut se vérifier soit dans nos tableaux statistiques, soit, mieux encore, dans la seconde élévation que présentent toutes nos courbes en automne, aux mois d'octobre et de novembre, c'est-à-dire quand le passage de la saison chaude à la saison froide est le plus vivement ressenti par l'organisme humain et spécialement par le système nerveux[92]». On n'a qu'à se reporter au tableau XII pour voir que cette assertion est absolument contraire aux faits. Des chiffres mêmes donnés par Morselli, il résulte que, d'octobre à novembre, le nombre des suicides n'augmente presque dans aucun pays, mais, au contraire, diminue. Il n'y a d'exceptions que pour le Danemark, l'Irlande, une période de l'Autriche (1851-54) et l'augmentation est minime dans les trois cas[93]. En Danemark, ils passent de 68 pour mille à 71, en Irlande de 62 à 66, en Autriche de 65 à 68. De même, en octobre, il ne se produit d'accroissement que dans huit cas sur trente et une observations, à savoir pendant une période de la Norwège, une de la Suède, une de la Saxe, une de la Bavière, de l'Autriche, du duché de Bade et deux du Wurtemberg. Toutes les autres fois il y a baisse ou état stationnaire. En résumé, vingt et une fois sur trente et une, ou 67 fois sur cent, il y a diminution régulière de septembre à décembre.

      La continuité parfaite de la courbe, tant dans sa phase progressive que dans la phase inverse, prouve donc que les variations mensuelles du suicide ne peuvent résulter d'une crise passagère de l'organisme, se produisant une fois ou deux dans l'année, à la suite d'une rupture d'équilibre brusque et temporaire. Mais elles ne peuvent dépendre que de causes qui varient, elles aussi, avec la même continuité.

IV

      Il n'est pas impossible d'apercevoir dès maintenant de quelle nature sont ces causes.

      Si l'on compare la part proportionnelle de chaque mois dans le total des suicides annuels à la longueur moyenne de la journée au même moment de l'année, les deux séries de nombres que l'on obtient ainsi varient exactement de la même manière (V. Tableau XIII).

      Tableau XIII

       Comparaison des variations mensuelles des suicides avec la longueur moyenne des journées en France.

      Le parallélisme est parfait. Le maximum est, de part et d'autre, atteint au même moment et le minimum de même; dans l'intervalle, les deux ordres de faits marchent pari passu. Quand


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