Chronique de 1831 à 1862. T. 1. Dorothée Dino

Chronique de 1831 à 1862. T. 1 - Dorothée Dino


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étonnants. On dit qu'après le départ des dames il a donné dans le graveleux à un point inouï. Jamais je ne l'ai vu si en gaieté. Je crois qu'un courrier arrivé de Paris un peu avant le dîner, qui a apporté à lord Palmerston et à M. de Talleyrand la nouvelle que les troupes françaises commenceraient à évacuer la Belgique le 27 et seraient toutes rentrées en France le 30, était pour quelque chose dans l'hilarité du Roi. Lord Grey en était rayonnant.

      Les nouvelles du choléra sont mauvaises: il arrive en Suède par la Finlande, et, en trois jours, sur soixante malades à Berlin, trente en sont morts.

      Il y a eu assez de bruit à Paris pour que M. Perier s'y soit porté lui-même à cheval, en habit de ministre; sa présence a bien fait.

      Il paraît que les affaires belges sont décidément finies et M. de Talleyrand disait hier qu'il serait en France à la fin d'octobre; mais j'ai déjà vu tant de hauts et de bas dans ces affaires que je ne sais plus rien prévoir à huit jours de distance.

      Cambridge-Wells, 16 septembre 1831.– Je viens de visiter Eridge Castle2, qui appartient à un richard misanthrope, octogénaire, que le malheur a poursuivi, dont le titre est celui de Earl of Abergavenny, mais dont le nom de famille est Neville; c'est un des cousins de lord Warwick. Le fameux Guy, Earl of Warwick, surnommé «The King's Maker», était un Neville. Eridge Castle lui appartenait. Plus tard la reine Elisabeth y fut fêtée.

      Le château, sur les fondations antiques, a été rebâti dans l'ancien style avec un soin particulier par le propriétaire actuel. Tout est parfaitement d'accord, tout est élégant, riche; la perfection des boiseries et la beauté des vitraux de couleur, remarquables; l'appartement particulier de lord Abergavenny, extrêmement lugubre. Le château est sur un point très élevé, avec un lac de vingt arpents au pied de la colline, mais ce vallon est encadré de collines plus élevées encore que celle du centre sur laquelle est le château, et elles sont toutes couvertes d'arbres si beaux et en si grande quantité, qui se prolongent pendant tant de milles, que cela forme une véritable forêt. C'est la vue la plus boisée, la plus romantique et, en même temps, la plus profondément mélancolique que j'aie jamais rencontrée. Ce n'est pas de l'Angleterre, c'est encore moins de la France; c'est la Forêt Noire, c'est la Bohême. Je n'ai jamais vu de lierres comparables à ceux qui tapissent les tours, les balcons et toute cette demeure; enfin, j'en ai eu la tête tournée.

      Dans le parc est un bouquet de sapins, bien hauts, bien sombres, qui entourent une source d'eau minérale parfaitement semblable à celle de Tunbridge. Non seulement le parc est rempli de daims, mais il y a aussi des cerfs, et quantité de vaches, de moutons et un beau troupeau de buffles.

      Lord Abergavenny est très charitable. Cent vingt ouvriers sont toujours employés par lui. Depuis que les baigneurs de Tunbridge sont venus dévaster son jardin, il ne permet à qui que ce soit de voir le parc ou la maison. Il en a même refusé l'entrée, il y a quelque temps, à la princesse de Lieven. Un billet touchant de la comtesse Batthyány et de moi l'a attendri; il est sorti, après avoir laissé des ordres à ses gens de nous tout montrer, et un homme à cheval nous a guidés dans les bois. Ses gens l'aiment beaucoup, en disent mille biens et racontent fort bien les malheurs qui ont frappé ce pauvre vieux homme.

      Londres, 17 septembre 1831.– En revenant de Tunbridge hier, j'ai visité Knowles. C'est un des châteaux les plus anciens de l'Angleterre; bâti par le Roi Jean-Sans-Terre, la plus ancienne partie de ce bâtiment est encore de cette époque. Les archevêques de Cantorbéry ont longtemps possédé Knowles, mais Cranmer, ayant trouvé que sa magnificence excitait les murmures populaires, rendit Knowles à la Couronne. Élisabeth le donna aux Sackfield, dont elle fit l'aîné comte de Dorset. Knowles est resté dans cette famille jusqu'à présent et vient de passer aux mains de lady Plymouth, sœur du duc de Dorset, qui a péri à la chasse sans laisser d'enfants. Le vieux duc de Dorset actuel est un oncle du dernier; il a hérité du titre, mais non de l'Estate qui a passé aux femmes.

      A mon tour, je sais faire aussi de la pédanterie: j'ai daigné consulter un guide de voyage et j'ai trouvé une housekeeper! Cette vieille fée montre fort bien l'antique et lugubre demeure de Knowles, dont la tristesse est incomparable; je n'en excepte même pas la partie arrangée par les propriétaires actuels, à plus forte raison celle qui est consacrée aux souvenirs et à la tradition. Il n'y a là aucune imitation: tout est ancien et original; on y voit cinq ou six chambres à coucher, le Hall, trois galeries et un salon avec les meubles du temps de Jacques Ier. Boiseries, meubles, tableaux, tout est authentiquement de cette époque. L'appartement dans lequel Jacques Ier fut reçu par le premier comte de Dorset est magnifique, orné de glaces de Venise, d'un lit en brocard d'or et d'argent, d'une toilette en filigrane, de cabinets en ivoire et en ébène, enfin de choses belles et curieuses. Des portraits de toute l'Angleterre, et parmi cette immense quantité de croûtes, une douzaine de peintures superbes de Van Dyck et de sir Robert Leslie. Le parc est grand, mais il n'a rien de remarquable; il n'est bon qu'à parcourir un peu vite.

      Londres, 19 septembre 1831.– Mes retours à Londres ne sont pas heureux. Je reviens avant-hier pour apprendre la prise de Varsovie3, et aujourd'hui j'arrive de Stocke4 pour apprendre les nouveaux et sérieux désordres qui ont eu lieu à Paris, à l'occasion de la défaite des Polonais. L'état de Paris était grave au départ des lettres; aux détails contenus dans le Times de ce matin, j'ajouterai que M. Casimir Perier a courageusement tiré Sébastiani de danger en le mettant dans sa voiture; arrivés à la place Vendôme, ils ont été obligés de se réfugier à l'hôtel de l'État-Major. Les cris de «A bas Louis-Philippe» ont été vifs.

      C'est aujourd'hui que probablement le sort du ministère se sera décidé à la Chambre. Je sais que M. de Rigny était fort inquiet; la dernière séance avait été très mauvaise.

      J'ai aussi reçu une lettre très triste de M. Pasquier… Nos prévisions auront été vraies et justes: Madère!

      Londres, 20 septembre 1831.– Le comte Paul Medem est arrivé hier et a passé une grande partie de la journée avec moi.

      Il avait quitté Paris le samedi soir. Je l'ai questionné à mon aise et je l'ai trouvé avec son bon et froid jugement habituel; ne regardant rien comme perdu, ni rien comme sauvé en France. Tout lui paraît livré au hasard: la confiance est impossible; il dit de mauvaises paroles sur l'impopularité du Roi, sur l'ignorance et la présomption de tous. Le seul dont il fasse cas, c'est M. Perier, mais celui-ci est fort dégoûté et ne se cache pas du manque de concours. Il fait un triste tableau de l'état commercial et social de Paris. Tout y est méconnaissable: costumes, manières, ton, mœurs et langage, tout est changé; les hommes ne vivent plus guère qu'au café et les femmes ont disparu.

      On a adopté de nouvelles locutions: on n'appelle plus la Chambre des députés que la Reine Législative; la Chambre des pairs s'appelle l'Ancienne Chambre; celle-ci n'existe plus comme pouvoir, pour personne. On dit que c'est le Roi qui a le plus facilement abandonné l'hérédité de la Pairie, espérant par là se populariser et obtenir une meilleure liste civile: on ne suppose pas qu'elle excède douze millions; en attendant, il touche chaque mois quinze cent mille francs.

      Plusieurs théâtres sont fermés; l'Opéra et les Italiens attirent encore du monde; mais si les premiers sujets continuent à jouer sur la scène, dans les loges on ne voit plus guère que les doublures du beau monde.

      Il paraît que l'Empereur Nicolas ne fera exécuter en Pologne que ceux qui, dans les scènes sanglantes des clubs, ont assassiné les prisonniers russes; la Sibérie s'ouvrira pour les autres. Quelle quantité de malheureux nous allons voir faire irruption sur l'Europe et surtout en France! Quoiqu'il soit bien naturel de leur offrir asile, je dois convenir cependant que, dans la situation actuelle de la France, ce sont de nouveaux éléments de désordre qu'on va y introduire. On dit que, dans les émeutes, les réfugiés de tous les pays jouent un rôle premier.

      Les nouvelles de Rio-de-Janeiro sont mauvaises pour les enfants que dom Pedro y a laissés5; une révolte des hommes de couleur y a produit


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<p>2</p>

Eridge Castle est situé dans le comté de Sussex. Il appartient encore aux Abergavenny.

<p>3</p>

Varsovie, capitale du grand-duché de ce nom, avait été cédée aux Russes en 1815. En novembre 1830, il y éclata une insurrection terrible qui affranchit pour quelques mois la Pologne; mais, malgré une glorieuse campagne contre Diebitsch, Varsovie finit par être reprise par Paskéwitch le 8 septembre 1831.

<p>4</p>

Stocke est situé dans le comté de Stafford et possède une grande manufacture de porcelaine créée par Wedgwood.

<p>5</p>

Les enfants étaient: 1o Doña Jennaria, née en 1819; 2o Doña Paula, née en 1823; 3o Doña Francisca, née en 1824; 4o Dom Pedro, né en 1825, qui devint en 1831 empereur du Brésil, sous une régence.