La fabrique de mariages, Vol. III. Féval Paul

La fabrique de mariages, Vol. III - Féval Paul


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à coup, je dirai même subitement, soudain, d'un jour à l'autre, voilà mademoiselle Roger qui perd ses couleurs, en grand, pâle comme un linge, les yeux battus, pleurnichant dans les coins et manquant le ragoût.

      »Cartouchibus! incontinent, je médis: Ça n'est pas naturel! Ça doit être la nature qui parle dans un cœur innocent et sensible. On ne m'en passe pas. J'en ai vu de toutes les couleurs et encore d'autres nuances!.. Faudrait un luron pour m'en faire voir en plein midi.

      »Je pris la faction du père de famille, veillant sur ceux à qui il a donné le jour. Je guettai, foutrimaquette! des yeux d'Argus et perçants comme la prunelle de l'aigle qui était en tête de nos drapeaux flottant à l'étranger.

      »Point de repos ni jour ni nuit, sauf le sommeil et les délassements au café avec les camarades. – Observez que les cafés, là-bas, se nomment la brasserie, en raison motivée par la consommation, qui est la bière.

      »Voilà donc qu'un soir… Vous ai-je spécifié que le comte Achille restait juste en face de nous?

      – Non, répondit Niquet.

      Palaproie rendit un ronflement sourd.

      – Si je l'ai omis, reprit Roger, – c'est dans le feu du narré… Le comte Achille avait son hôtel en face de nous, comme qui dirait vis-à-vis, de l'autre côté de la rue. Je n'étais pas jaloux de son opulence, car ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux; mais je rageais quelquefois de voir tant d'équipages et tant de laquais pour un seul muscadin. Nous n'étions pas fortunés à la maison en ce temps-là, et je ne me doutais guère que tout ça était à moi comme beau-père futur et légitime.

      »Vous dire comment ça se fit que les deux jeunes gens s'entre-reconnurent dans l'intimité, je m'y refuse. Ça touche à la vie privée. D'ailleurs, je ne l'ai jamais su. La fenêtre où brodait ma petite Béatrice donnait sur la rue, juste en face de la chambre à coucher du comte. Béatrice allait sur ses dix-sept ans. C'était un mélange heureux de lis et de roses. Tout le quartier se retournait pour la voir passer dans la rue. Elle avait la taille des sylphides écossaises, à prendre dans la main, une petite bouche ornée de la couleur du corail à l'extérieur, et le dedans plein de trente-deux perles. Elle faisait tout ce qu'elle voulait de son piano droit, que j'avais eu d'occasion, et le rossignol n'est rien auprès des accents de sa voix… En faut-il plus! Il paraît que non, car le voisin d'en face fut bloqué au même, tambour battant… Et toi, Palaproie, malhonnête, va-t'en te coucher si tu as sommeil!

      Niquet donna un grand coup de poing sur le pauvre coude osseux qui était l'épaule de l'adjudant.

      Palaproie sauta, saisit son verre et dit:

      – Ah! mais oui!.. présent à l'appel!

      – Et comme ça, demanda Barbedor, – le comte vint vous faire la demande bien honnêtement, et ça fut une fière noce?

      Roger but un coup.

      Après avoir bu, il caressa longuement sa moustache.

      – Tu es curieux, cousin Jean-François, dit-il; – j'aime à penser que c'est pour l'intérêt que tu nous portes.

      – Nom d'un cœur! s'écria bonnement Barbedor, – je voudrais bien savoir ce que ça me fait de froid ou de chaud… qu'ils s'épousent! qu'ils ne s'épousent pas…

      – Un mot de plus, l'interrompit sévèrement Roger, – et tu tombes dans l'impolitesse!.. Ah! le défaut d'éducation primaire sera toujours un malheur chez l'homme qui ne fut pas bien élevé dès son bas âge!.. Écoute, Niquet; Palaproie, prête l'oreille attentive; c'est une histoire qui vaut la peine davantage que celle des recueils périodiques et la suite au prochain numéro… Ça ne marcha pas tout seul, non!.. le comte ne me fit pas la demande selon le grand chemin plat et ordinaire… Ça fut un roman intéressant de l'amour… Insensiblement, je voyais ma Béatrice pâlir et maigrir; je la trouvais souvent toute rêveuse et répondant de travers à mes questions paternelles… Afin de la mettre en garde contre les dangers de l'inexpérience, je glissais des demi-mots dans la conversation. Je lui disais de se méfier du sexe le plus fort, et que le loup peut s'insérer dans la bergerie quand on laisse un entre-bâillement à la porte… et autres… Je chantais en me faisant la barbe la chanson bien connue:

      Il est plus dangereux de glisser

      Sur le gazon que sur la glace…

      Bref, toutes les précautions y étaient, quand tout à coup, un soir, en rentrant, je trouve la chambre de mademoiselle Roger vide et une lettre sur la table.

      »Une lettre à mon adresse.

      »Je ne pus pas la lire tout de suite, cette adresse-là; car j'avais trente-six chandelles devant les yeux, et il me semblait que mon cœur allait se casser dans ma poitrine…

      – Comme ça, dit Niquet voyant que le capitaine s'arrêtait, tout pâle, – la petite s'était ensauvée…

      – Avec le muscadin… ajouta Palaproie enorgueilli de sa perspicacité.

      Barbedor bourrait sa pipe d'un air impassible.

      Roger mit ses deux mains à plat sur sa poitrine.

      – Quand je pense à ça, poursuivit-il, – ça m'oppresse bien encore un petit peu… Les enfants, j'en ai vu de rudes dans ma vie… Mais ce moment-là, dame, je faillis étrangler en grand par étouffement du cœur… Béatrice! ma fille! mon pauvre amour chéri…

      Deux larmes roulèrent sur la joue bronzée du vieux soldat.

      Niquet et Palaproie se frottèrent les yeux.

      Ce gros judas de Barbedor tendit sa main calleuse au capitaine, qui la serra en disant:

      – Merci, Jean-François, mon cousin; – je sais que tu as bon cœur… C'est les bonnes manières qui n'y sont pas…

      »Mais, s'interrompit-il, – je ne sais pas pourquoi je pleure, moi! ne dirait-on pas que je vais raconter une déroute! Bien au contraire, cette soirée fut l'aurore de la félicité, comme vous allez le voir par la fin de ce récit.

      »La lettre de Béatrice me demandait bien des pardons de s'être fait enlever, donnant pour raison que c'était le bon motif, mariage civil et à l'église, qui était sous jeu, et qu'elle avait craint les sévérités d'un père, à cause de son âge si tendre.

      »Tout ça tourné aux petits oignons, d'un style coulant et agréable à tirer toutes les larmes du corps.

      »N'empêche que je ne m'endormis pas sur le rôti. J'allai au café, où je soumis le cas aux plus vénérés des clients. Quand je dis au café, c'est la brasserie. Il y avait là un avocat flamand, gros comme toi, cousin Jean-François. Il me dit:

      » – Le comte de Mersanz, votre voisin, est justement parti ce soir. C'est une affaire: détournement de mineure. Il a près d'un million de revenu, vous pouvez vous faire une aisance.

      »Moi, je répliquai:

      » – Ce Mersanz est militaire: c'est un cas de contre-pointe: je n'ai pas besoin de procureur.

      – Fameux! s'écria Niquet.

      – Ah! mais!.. appuya Palaproie en rêve.

      – Et je rentrai chez moi, reprit Roger, pour régler l'histoire du duel… Je n'ai pas besoin de me vanter, pas vrai? je suis connu! je l'aurais embroché comme une mauviette, si je l'avais trouvé…

      – Ah! ah! fit le sergent; – tu ne le trouvas pas?

      – On s'entre-cherche comme ça souvent… balbutia l'adjudant; – c'est comme un fait exprès.

      – Laissez dire le cousin! ordonna Vaterlot.

      Roger se rinça la bouche.

      – Quinze jours après, continua-t-il avec un certain embarras, – je reçus une lettre signée «Béatrice, comtesse de Mersanz.»

      Niquet: C'est toi qui dus être content!

      Palaproie: Ah! mais oui, qu'il dut l'être.

      Barbedor,


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