Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4. Féval Paul
soit-il!
Puis, elles restèrent un instant agenouillées et priant tout bas. Parmi les paroles que leur cœur prononçait, à défaut de leur bouche muette, on eût trouvé sans doute les noms d'Étienne et de Roger…
Tout à coup, elles se levèrent en tressaillant. La porte entr'ouverte de leur chambre avait crié, en même temps qu'on y frappait trois petits coups discrets.
– Madame Cocarde!.. dit, sur le palier, une voix cassée et chevrotante, mais flûtée, sucrée et gardant évidemment des prétentions à la douceur; êtes-vous couchées, mes tourterelles?
– Pas encore, répondit Diane; cependant… il est bien tard!
– Mais non! mon ange d'amour, repartit la voix sucrée, cassée, etc.; pas encore neuf heures à ma montre qui va comme l'hôtel de ville… Ah çà! on peut entrer, je pense?.. Pauvres mignonnes! comme elles étaient jolies ainsi à genoux et disant leurs petites drôleries de prières!..
En 1820, les dames du genre de madame Cocarde étaient païennes comme une chanson de Béranger. De nos jours, revenues à des sentiments meilleurs, elles ont des croix d'argent doré à leur ceinture et une chaise à coussins de velours rouge dans la nef folâtre de Notre-Dame de Lorette.
Madame Cocarde entra tout doucement et referma la porte.
C'était une petite femme pâlotte et blonde, aux traits courts, un peu effacés, aux grands yeux d'un bleu délayé, tendres, comme on dit, craignant la lumière et cernés d'un cercle gris, empruntant cette couleur à une myriade de rides imperceptibles. Elle souriait d'une assez gentille façon; sa taille bien prise dans une robe de chambre de taffetas nankin paraissait rondelette et potelée. De loin, un myope l'eût prise assurément pour une de ces jolies femmes arrivées à la trentaine, qui conservent des allures enfantines et mignardes, un peu au delà de l'âge convenable.
Mais de près l'aspect changeait notablement. Sa figure était comme sa voix, quelque chose de flétri et d'usé: une ruine à grand'peine replâtrée, et que toutes les réparations du monde ne pouvaient point empêcher d'être une ruine.
Non pas que madame Cocarde eût dépassé de beaucoup la trentaine. Ces femmes-là n'ont pas précisément d'âge. Parmi des signes d'une vieillesse précoce, elle gardait certains indices qui parlaient encore de jeunesse. Madame Cocarde avait probablement vécu à fond de train.
On se fait ainsi parfois une position bien honnête. Madame Cocarde avait l'estime de son quartier. Elle possédait des rentes; elle était principale locataire des trois derniers étages de la maison où nous sommes. On ne faisait point de bruit chez elle. Et bien que certaines langues méchantes se permissent un narquois sourire en parlant du genre d'affaires auxquelles se livrait madame Cocarde, tout ce qui vendait vin, sucre, café, viande ou légumes dans la rue Sainte-Marguerite la déclarait une femme comme il faut, et qui eût trouvé plus d'un mari, si elle n'avait pas été trop fine pour tomber dans ce travers-là.
Madame Cocarde traversa la chambre d'un pas sautillant et vint s'asseoir à côté du lit, en ayant soin de tourner le dos à la lumière. Cyprienne et Diane restaient debout; il était facile de voir que cette visite attardée ne leur faisait point un plaisir infini; mais on pouvait deviner également qu'elles avaient intérêt à ménager la visiteuse.
Madame Cocarde souriait et les caressait du regard.
– Ça va bien à de petits chérubins comme vous d'être dévotes, reprit-elle quand elle fut assise; le bon Dieu, la bonne Vierge, les bons anges gardiens!.. Moi aussi, je croyais à tout cela quand j'étais petite fille… Ah! mes pauvres belles! lorsqu'on arrive à vingt-cinq ans… vingt-six ans… ces enfantillages-là sont déjà bien loin… et l'on songe à des choses plus sérieuses!
Elle fourra ses deux mains dans les poches de sa douillette.
– Savez-vous qu'il fait frais chez vous?.. reprit-elle en se pelotonnant sur elle-même avec un mouvement frileux. Il y a déjà six semaines que je fais du feu, moi… Je sais bien qu'il y a la différence des situations… mais c'est égal, mes anges, vous devriez avoir un petit poêle et l'allumer le soir en rentrant.
– Nous verrons… dit Diane, quand l'hiver sera venu…
– C'est qu'il vient, ma pauvre biche… Il approche à grands pas!.. Moi qui vous parle, j'ai mis mes robes d'été dans l'armoire… Et je trouve que les jupons ouatés ne sont pas de trop.
Elle toucha l'étoffe de la robe de Cyprienne qui se trouvait le plus près d'elle.
– De l'indienne!.. s'écria-t-elle; et encore de la petite indienne!.. Mes chers cœurs, comme vous devez grelotter avec ça!
La principale vertu de Cyprienne n'était point la patience.
– Mon Dieu, madame, dit-elle en reprenant sa robe avec un geste brusque, nous faisons comme nous pouvons, et nous ne nous plaignons pas.
– Est-ce que je vous aurais fâchée, ma perle?.. demanda madame Cocarde dont la voix flûtée prit des accents plus doucereux encore; je ne me le pardonnerais pas, car je vous aime de tout mon cœur!.. Voyez-vous, c'est dans votre intérêt que je parle… Un rhume est bien vite gagné… puis vient la fluxion de poitrine… Mes petits enfants, je sais bien qu'il y a la différence des situations… Je ne vous dis pas de mettre des robes de soie, comme moi… mais de bons corsages en laine bien doublés… voilà ce que je voudrais vous voir!
Elle sortit de sa poche un petit couteau d'écaille un peu plus long qu'une épingle, et s'en servit en guise de cure-dent.
– Il n'y a rien d'ennuyeux comme les cuisses de bécasse pour rester comme cela entre les dents!.. poursuivit-elle sans ponctuer par le moindre silence son intrépide bavardage. Aimez-vous la bécasse, mes amours?.. C'est un gibier qui coûte toujours assez cher… mais, Dieu merci! ma situation me permet de ne pas trop regarder à la dépense… Asseyez-vous donc là sur votre lit, mes belles… car il n'y a plus qu'une chaise… Vraiment, pour bien peu de chose vous pourriez avoir un joli petit mobilier… Je ne vous parle pas d'acheter des meubles comme les miens… la différence des situations… mais enfin…
– Madame, interrompit Diane, ce que nous avons nous suffit.
– A la bonne heure, mes trésors!.. s'écria madame Cocarde; on peut dire que vous n'êtes pas difficiles à contenter… Mais si vous ne vous asseyez pas, je croirai que vous voulez me renvoyer.
Manifestement, madame Cocarde avait le droit, en effet, de croire cela; car les deux jeunes filles demeuraient devant elle muettes, froides, embarrassées. Néanmoins, elles obéirent à ce dernier appel et prirent place toutes deux sur le pied du lit avec une politesse contrainte.
Madame Cocarde était, comme nous l'avons dit, principale locataire de la maison, et grâce à l'intercession des deux sœurs, elle consentait à ne point chasser les Penhoël de leur misérable grenier.
C'était là tout le secret de la déférence que lui montraient Diane et Cyprienne.
– Bien, mes petits enfants!.. reprit-elle. Comme cela, au moins, on peut causer à son aise!.. J'ai beau avoir les dents bien rangées, ces coquines de bécasses ont de petits nerfs qui entrent partout!.. Et puis, c'est peut-être une arête, car j'ai mangé du bar… Ah! mes petits enfants, l'excellent dîner que j'ai fait!.. Il faut que je vous en conte le menu… Un potage en tortue délicieux… Pour relevé, un bar au court bouillon… Pour entrée, une blanquette de volaille, que mon cordon bleu réussit toujours à merveille… Pour rôti, cette scélérate de bécasse… Après cela, une crème à la vanille, un raisin et mon café… Je n'ai jamais mieux dîné de ma vie!
Durant cette complaisante énumération, Diane et Cyprienne avaient les yeux baissés. On rouvrait en quelque sorte leur plaie vive; on appuyait le doigt brutalement sur cette intolérable souffrance, la faim, qu'elles essayaient en vain d'oublier.
Madame Cocarde les lorgnait par-dessous sa paupière clignotante.
– Je ne suis pas ce qui s'appelle une gourmande… poursuivit-elle; mais j'avais déjeuné plus matin qu'à l'ordinaire… et c'est si bon de manger quand