La clique dorée. Emile Gaboriau

La clique dorée - Emile Gaboriau


Скачать книгу
en arrière d'elle, émergeait de l'ombre de la loge, une grosse tête osseuse, empanachée d'un ridicule diadème de plumes, la tête de mistress Brian, avec de gros yeux sévères et une bouche dont les lèvres semblaient toujours près de s'entr'ouvrir pour crier: Shoking!..

      Enfin, dans le fond, vaguement, on distinguait, surmontant un long corps roide, un crâne luisant, des yeux mornes, un nez recourbé et d'énormes favoris en nageoires… C'était l'honorable Thomas Elgin, familièrement sir Tom.

      Et à mesure qu'il lorgnait obstinément cette loge, observant cette jeune fille si rieuse, et ces vieilles gens si placides, Daniel se sentait envahir de toutes sortes de doutes confus.

      Maxime ne se trompait-il pas?.. Ne se faisait-il pas l'écho de calomnies atroces?..

      Ainsi réfléchissait Daniel, et il eût dit ses soupçons s'il n'eût eu pour voisins des mélomanes jaloux qui, dès qu'ils le virent se pencher à l'oreille de Maxime, murmurèrent, et qui, dès qu'il prononça un mot, le contraignirent à se taire.

      Heureusement la toile ne tarda pas à tomber. Beaucoup de gens se levèrent, quelques-uns sortirent; mais Daniel et Maxime demeurèrent immobiles.

      Toute leur attention se concentrait sur la loge de miss Sarah, quand la porte du fond s'ouvrit, et un homme entra, qu'à cette distance on pouvait prendre pour un tout jeune homme, tant son teint avait d'éclat, tant sa barbe était noire, tant ses cheveux travaillés un à un par le coiffeur foisonnaient et bouclaient sur sa tête.

      Il avait le claque sous le bras, un camélia à la boutonnière, et ses gants paille s'appliquaient si juste sur sa main que sous peine de les faire éclater, il ne pouvait remuer les doigts.

      – Le comte de la Ville-Handry!.. murmura Daniel.

      Mais on lui frappait doucement sur l'épaule; il se retourna.

      C'était M. de Brévan qui, d'un ton d'amicale ironie, lui dit:

      – Votre vieil ami, n'est-ce pas? L'heureux prétendant de miss Brandon.

      – Oui, c'est vrai, je l'avoue…

      Sans doute, il allait expliquer les raisons de sa discrétion, quand M. de Brévan l'interrompit:

      – Voyez donc, Daniel, voyez donc!..

      M. de la Ville-Handry avait pris place sur le devant de la loge, près de miss Sarah, et avec une affectation étudiée, il lui parlait, se penchant vers elle, gesticulant et riant de toutes les longues dents jaunes qui lui restaient. Visiblement, il tenait à être vu à cette place et à s'afficher.

      Mais tout à coup, miss Sarah lui ayant dit un mot, il se leva brusquement et disparut.

      La cloche de l'entr'acte sonnait, annonçant que le rideau allait se lever…

      – Sortons, proposa Daniel à M. de Brévan, je souffre ici.

      Il souffrait, en effet, à voir le rôle ridicule que jouait le père de Mlle Henriette. Mais il n'avait plus de doutes: pour lui, l'aventurière s'était dénoncée par la façon dont elle agaçait ce vieillard amoureux.

      – Ah! nous aurons du mal à tirer le comte des griffes de cette sorcière… murmura Maxime.

      Sortis du théâtre, ils venaient de prendre le passage pour gagner le boulevard, lorsqu'ils virent venir à eux un homme de haute taille, emmitouflé dans un grand pardessus, que suivait un garçon portant une grosse brassée de roses magnifiques.

      C'était le comte de la Ville-Handry.

      Se trouvant nez à nez avec Daniel, il parut d'abord interdit, puis reprenant son aplomb:

      – Comment, c'est vous, mon cher, dit-il, d'où diable sortez-vous?

      – Du théâtre.

      – Et vous fuyez avant le cinquième acte! C'est un crime de lèse-Mozart, cela… Allons, revenez et je vous promets une surprise…

      Vivement, M. de Brévan se rapprocha.

      – Allez, souffla-t-il à Daniel, voilà l'occasion que je cherchais pour vous…

      Et saluant, il se retira.

      Un peu surpris, Daniel s'était mis à trotter aux côtés du comte, lorsqu'il le vit s'arrêter devant un grand landau, découvert malgré le froid, et gardé par trois valets en grande livrée.

      A la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s'inquiéter d'eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs:

      – Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.

      L'homme hésita… C'était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu'il eut fini:

      – Voilà cent sous pour ta peine! dit M. de la Ville-Handry.

      Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.

      Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d'un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.

      En l'apercevant, l'ouvreuse s'était empressée d'ouvrir.

      Il prit alors la main de Daniel, et l'attirant dans la loge tout près de miss Sarah:

      – Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.

      Daniel s'inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.

      – Vous n'êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.

      Puis se retournant vers Daniel:

      – Il y a d'ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.

      – Moi, mademoiselle.

      – Vous, monsieur… Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l'hôtel de la Ville-Handry…

      Elle considéra Daniel d'un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit:

      – Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d'attribuer votre assiduité à ses seuls mérites… J'ai ouï parler d'une jeune fille…

      – Sarah!.. interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait!..

      Loin de calmer l'hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s'adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel:

      – Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d'en parler… Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires!..

      De rouge qu'il était, Daniel devint blême.

      Prévenu comme il l'était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.

      Cependant il n'eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.

      Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s'élança.

      Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant:

      – Qu'est-ce!.. qu'est-ce qu'il y a là…

      Le comte s'avança, la bouche en cœur:

      – Vous adorez les roses, fit-il, j'ai ordonné d'en effeuiller…

      Et en prenant une poignée, il la montra.

      Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère:

      – Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle… Vous voulez donc faire dire que j'inspire toutes sortes de folies… Gâcher pour dix louis


Скачать книгу