La clique dorée. Emile Gaboriau
impatience de M. de la Ville-Handry, on lui affirmait que miss Brandon achevait de s'habiller, qu'elle se hâtait pour venir le rejoindre, et pas du tout, elle était dehors et rentrait seulement.
D'où venait-elle?.. Quelles intrigues nouvelles l'avaient forcée de sortir?.. Il avait évidemment fallu de pressants intérêts pour la retenir jusqu'à cette heure, lorsqu'elle se savait attendue par le comte.
Cette circonstance éclairait définitivement la politique savante de la maison et l'utile et habile complicité de mistress Brian et de sir Thomas Elgin.
Quel jeu avait été joué, et comment M. de la Ville-Handry s'y était laissé prendre, Daniel le comprit… Il y eût été pris lui-même.
Quels acteurs, quelle perfection de mise en scène, quelle science des détails!
Pouvait-on imaginer un cadre d'intrigues plus merveilleux que ce salon!.. Ces apparences sévères ne devaient-elles pas bannir toute défiance!.. Et cet horrible portrait d'un soi-disant général Brandon, quel trait de génie!..
Pour ce qui est de la blessure de sir Tom, Daniel n'y croyait plus.
– Il ne s'est pas plus cassé la jambe que moi! pensait-il.
Mais, en même temps, il s'étonnait de la constance de cet honorable gentleman, qui, pour affirmer un mensonge, se résignait à demeurer des mois entiers la jambe bandée, comme si réellement il y eût eu mal.
– Et ce soir, pensait Daniel, la représentation doit être plus soignée que de coutume, puisque on m'attendait.
Cependant, pareil au duelliste qui après une nuit de faiblesses retrouve son sang-froid sur le terrain, Daniel désormais se possédait pleinement.
Même, craignant que son attitude et sa préoccupation ne trahissent quelque chose de ses pensées, il se rapprocha de la cheminée.
La conversation de M. de la Ville-Handry et de sir Thomas Elgin était devenue de plus en plus intime, et le comte détaillait les projets que lui mettait en tête son prochain mariage.
Il habiterait, disait-il, avec sa jeune épouse, le second étage de son hôtel; le premier serait divisé en deux appartements: l'un pour mistress Brian, l'autre pour sir Thomas Elgin; car il savait bien que jamais son adorée Sarah ne consentirait à se séparer de parents qui lui avaient tenu lieu de père et de mère…
Le reste expira dans son gosier, et il demeura comme pétrifié, la pupille dilatée, la bouche ouverte…
Mistress Brian entrait, suivie de miss Sarah…
Plus encore qu'au théâtre Daniel fut saisi de la beauté de cette fille étrange; littéralement elle éblouissait.
Elle portait, ce soir-là, une robe fleur de thé, toute parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise et garnie dans le bas d'un grand volant de mousseline plissée.
Dans ses cheveux, plus négligemment relevés encore que de coutume, s'épanouissait une branche de fuchsia, dont les clochettes d'un rouge vif retombaient sur sa nuque, mêlées à ses tresses fauves.
Elle s'avança souriante jusqu'au comte de la Ville-Handry, et, lui tendant le front:
– Me trouvez-vous bien ainsi, cher comte? demanda-t-elle.
Lui, de la tête aux pieds tressaillit, et tout ce qu'il put faire, ce fut d'avancer ses lèvres, en bégayant du ton de l'extase:
– Oh! oui, belle, trop belle.
– Aussi, la toilette a été longue, objecta gravement Thomas Elgin, trop longue…
Il devait bien savoir, au contraire, que miss Sarah venait d'accomplir un miracle de promptitude: il n'y avait pas un quart d'heure qu'elle était rentrée…
– Vous êtes un vilain impertinent, Tom, dit-elle, en riant du rire frais et sonore de l'enfant, et il est bien heureux que M. de la Ville-Handry m'arrache à vos éternelles remontrances…
– Sarah!.. prononça sévèrement mistress Brian.
Mais déjà elle s'était retournée, la main tendue, vers Daniel.
– Merci d'être venu, monsieur, reprit-elle, je suis certaine qu'à nous deux nous allons nous entendre très bien.
Elle lui disait cela de l'accent le plus doux, mais s'il l'eût mieux connue, il eût compris au regard dont elle l'enveloppait, que ses dispositions étaient bien changées, et que, bienveillante d'abord, elle le haïssait à présent d'une haine furieuse.
– Nous entendre, miss… répéta-t-il en s'inclinant; sur quoi?
Elle ne répondit pas.
Le domestique annonçait des hôtes accoutumés de ses soirées, et elle s'élançait à leur rencontre.
Dix heures sonnaient, et de ce moment, les invités se succédèrent sans interruption. A onze heures, il y avait une centaine de personnes dans le salon, et dans les deux pièces contiguës, on avait installé des tables de whist.
Certainement tous les gens qui se trouvaient là, vieux messieurs chargés de décorations étrangères et jeunes hommes à gilets en cœur, n'étaient pas sans reproches… mais tous appartenaient à la «haute vie» parisienne, à ce monde à part dont les dehors brillants dissimulent les hontes, et qui cache ses misères sous la pesante livrée du plaisir.
Quelques-uns, par leur nom, par leur situation ou par leur fortune, dominaient de bien haut cette cohue dorée, et on les reconnaissait à leur assurance supérieure et à la faveur qui accueillait leurs moindres paroles.
Et dans la foule, M. de la Ville-Handry se pavanait, triomphant des attentions de miss Sarah. Il affectait les empressements d'un maître de maison, comme s'il eût été chez lui, il surveillait le service des gens, puis d'un air de fatuité modeste, il allait de groupe en groupe, quêtant des compliments.
Près de la cheminée, gracieusement posée sur un fauteuil, miss Sarah semblait une jeune reine au milieu de sa cour… Mais si entourée qu'elle fût, si enivrée d'adulations qu'elle dût être, elle ne perdait pas de vue Daniel, l'épiant à la dérobée, pour surprendre sur son visage le reflet de ses impressions.
Une fois même, au grand scandale de ses adorateurs, elle quitta sa place pour aller lui demander pourquoi il restait ainsi seul en son coin, et s'il était souffrant. Puis, voyant qu'il ne connaissait personne, elle daigna lui désigner et lui nommer les plus notables de ses invités.
Et elle mettait tant d'affectation à montrer ses brillantes relations, que Daniel se persuadait presque qu'elle avait pénétré ses intentions, et que c'était là une espèce de défi, comme si elle lui eût dit:
– Voilà quels amis me défendraient si vous osiez m'attaquer.
Cependant il ne se sentait aucunement découragé, se rendant bien compte des difficultés de sa tâche et n'en étant plus à compter les obstacles. Au bruit des conversations, il arrangeait dans sa tête un plan qui devait le mettre sur les traces du passé de cette dangereuse aventurière…
Et ses méditations l'absorbaient si bien, qu'il ne s'apercevait pas que peu à peu le salon se vidait… C'était, ainsi, cependant, et il ne restait plus à la fin que quelques intimes et quatre joueurs autour de la table de whist.
Alors, miss Sarah se leva, et s'approchant de Daniel:
– Voulez-vous m'accorder dix minutes d'entretien, monsieur? demanda-t-elle.
Il se dressait pour la suivre, lorsque mistress Brian intervint, adressant d'un ton de reproche quelques mots en anglais à sa nièce. Daniel savait assez d'anglais pour comprendre que mistress Brian disait:
– Ce que vous faites là est tout à fait inconvenant, Sarah!..
– Choquant! approuva sir Tom.
Mais elle haussa légèrement les épaules, et toujours en anglais:
– Mon cher comte aurait seul le droit de trouver ma conduite inconvenante, répondit-elle, et j'ai son autorisation.
Puis,