La clique dorée. Emile Gaboriau

La clique dorée - Emile Gaboriau


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obligée de baisser les yeux, et s'il était amusant et spirituel, je riais; une mode me plaisait-elle, je l'adoptais… Autant de crimes!.. J'étais jeune, riche, fêtée… Crimes plus grands!.. Et après un an de séjour, on osait dire que Malgat, le misérable…

      Elle bondit jusqu'à Daniel, sur ce mot, et lui saisissant les poignets:

      – Malgat! s'écria-t-elle, on vous a parlé de Malgat?

      Et comme il hésitait:

      – Ah! répondez, commanda-t-elle, ne voyez-vous pas que vos ménagements sont une mortelle offense!..

      – Alors… oui!..

      D'un mouvement désespéré, elle leva les bras au ciel, comme si elle l'eût pris à témoin de son innocence, comme si elle lui eût demandé une inspiration.

      Puis tout à coup:

      – Mais j'ai des preuves, s'écria-t-elle, de l'infamie de Malgat; des preuves irrécusables!

      Et sans attendre une réponse, elle s'élança dans la pièce voisine.

      Remué jusqu'au plus profond de son être de sensations indéfinissables, Daniel demeurait debout à sa place, immobile autant qu'une statue.

      Il était confondu et sous le charme de cette voix merveilleuse, parcourant avec des nuances sublimes la gamme entière de la passion, si vibrante et si langoureuse, tendre ou menaçante tour à tour, soupirant ses tristesses, sanglotant ses douleurs ou tonnant ses colères.

      – Quelle femme! murmurait-il, répétant ainsi un mot de M. Maxime de Brévan, quelle femme, et comme elle se défend!

      Mais déjà miss Sarah Brandon rentrait, portant un coffret de bois précieux incrusté d'argent.

      Elle reprit sa place sur le canapé, et de ce ton bref et saccadé qui trahit de terribles violences péniblement contenues, elle dit:

      – Avant tout, il faut que je vous remercie, M. Daniel Champcey; grâce à votre franchise, je puis me défendre… Je savais que la calomnie s'acharnait après moi, je la sentais, pour ainsi dire, dans l'air que je respirais, mais toujours elle était restée insaisissable… Voici la première fois que je la trouve en face, et je vous remercie de m'avoir fourni l'occasion de la confondre… Ecoutez-moi donc, car je vous jure sur ce que j'ai de plus vénéré au monde, par la sainte mémoire de ma mère, je vous jure que c'est la vérité que vous allez apprendre.

      Elle avait ouvert le coffret, et d'une main fiévreuse elle cherchait parmi les papiers dont il était rempli.

      – M. Malgat, reprit-elle, était le caissier et l'homme de confiance d'une compagnie très riche, la Société d'Escompte mutuel… M. Thomas Elgin entra en relations avec lui; le mois même de notre arrivée, à l'occasion de fonds qu'il voulait tirer de Philadelphie… L'ayant trouvé d'une complaisance extrême, et ne sachant comment l'en remercier, il l'invita à dîner ici, et nous le présenta, à mistress Brian et à moi… C'était un homme d'une quarantaine d'années, de taille moyenne, commun, bien poli et mal élevé. La première fois que mon regard rencontra ses yeux d'un jaune clair, je sentis comme un frisson… Plus tard, observant ses façons patelines et ses obséquiosités, j'eus peur de lui… Je lisais sur sa face les plus basses convoitises, voilées d'hypocrisie… Mon impression fut telle, que je ne pus m'empêcher d'en faire part à sir Tom, lui disant que cet homme ne pouvait être qu'un scélérat, et qu'il serait bien imprudent de le charger de ses affaires…

      Haletant d'attention, Daniel écoutait; et ce portrait du caissier Malgat entrait si profondément dans son esprit, qu'il croyait le voir et qu'il lui semblait qu'il le reconnaîtrait si jamais il le rencontrait.

      – Sir Elgin, poursuivait miss Brandon, ne fit que rire de mes pressentiments, et même, je me rappelle cela comme si c'était d'hier, mistress Brian me réprimanda, disant qu'il était inconvenant de prétendre juger un homme sur son extérieur, et qu'on pouvait être fort honnête bien qu'ayant les yeux jaunes. Or, il est certain que M. Malgat était parfait pour nous. Sir Tom ignorant les usages de Paris, et ayant des capitaux à placer, il le conseillait et le guidait… Lorsque nous avions des traites à toucher à la Société d'Escompte mutuel, il ne souffrait pas que sir Tom se dérangeât, et il apportait l'argent lui-même… Enfin, sir Tom ayant eu la fantaisie de risquer quelques opérations à la Bourse, M. Malgat s'en chargea, bien qu'il n'eût pas de change, en vérité…

      Les papiers qu'elle cherchait, miss Sarah les avait trouvés.

      Elle les tendit à Daniel en disant:

      – Et si vous n'ajoutez pas foi à ce que je dis, voyez.

      C'était une douzaine de carrés de papier, sortes de bordereaux où Malgat annonçait le résultat des opérations qu'il faisait pour le compte et avec l'argent de sir Thomas Elgin.

      Tous se terminaient par cette phrase:

      «Nous l'avons perdue belle, mais nous serons plus heureux une autre fois… Il y a un bon coup à faire sur telle valeur, envoyez-moi tous les fonds dont vous pouvez disposer…»

      La formule était invariable, il n'y avait que le nom des valeurs qui changeait.

      – C'est étrange, murmura Daniel.

      Miss Sarah hocha la tête.

      – Etrange, oui, reprit-elle, mais sans valeur pour ma justification… La lettre que voici vous en dira davantage; lisez-la, monsieur, et lisez-la tout haut.

      Daniel prit la lettre, et lut:

«Paris, 5 décembre 1865.

      «Monsieur Thomas Elgin,

      «Il n'y a qu'à vous, le plus honnête des hommes, que je puisse faire l'aveu terrible de mon crime…

      «Je suis un malheureux!.. Chargé par vous de spéculations, j'ai été tenté, j'ai spéculé pour mon propre compte, une première perte en a amené une seconde. Le vertige m'a pris, j'ai voulu regagner mon argent… Et enfin, à cette heure, je dois à la caisse confiée à ma probité 58,000 francs.

      «Aurez-vous pitié de moi, Monsieur, aurez-vous la générosité de m'avancer cette somme énorme!.. Il me faudrait cinq ou six ans pour vous la rendre, mais je vous la rendrais, je vous le jure, avec les intérêts…

      «J'attends votre réponse comme un coupable le verdict de ses juges… Il y va de la vie, et selon ce que vous déciderez, je suis sauvé ou je meurs déshonoré.

«A. MALGAT.»

      En marge, de son anguleuse écriture, le méthodique sir Tom avait écrit:

      «Répondu immédiatement et envoyé à M… chèque de 58,000 francs à prendre sur les sommes qu'a à moi la Compagnie. Dit que je ne veux pas d'intérêts.»

      – Et c'est là, balbutia Daniel, c'est là l'homme…

      – Qu'on m'accuse, moi, d'avoir détourné du chemin de l'honneur, oui, monsieur, continua miss Sarah… Maintenant vous commencez à le connaître… Mais attendez encore… Donc, il était sauvé, et nous ne tardâmes pas à le voir arriver, son visage de fourbe baigné de larmes menteuses… Les termes me manquent pour vous traduire les exagérations et les avilissements de sa reconnaissance… Il ne voulait plus serrer les mains du noble Thomas Elgin, disait-il, étant à peine digne de les baiser à genoux… Il ne parlait que de se dévouer et de mourir pour nous. Il est vrai que sir Tom poussa la générosité jusqu'à l'héroïsme… Lui, l'image de la probité sur la terre, lui, capable de périr de faim près d'un trésor, il consolait Malgat, l'excusant à ses propres yeux, lui disant qu'après tout il n'était pas si coupable, qu'il y a des entraînements irrésistibles, ajoutant à cela tous les paradoxes inventés à l'usage des voleurs… Malgat avait de l'argent à lui, il ne le lui redemanda pas, dans la crainte de l'humilier… Il voulut continuer et il continua de le recevoir à notre table…

      Elle s'interrompit, riant d'un rire nerveux qui faisait mal à entendre, puis d'un ton rauque:

      – Savez-vous comment Malgat reconnut tant de bontés, M. Champcey… Lisez ce billet, il sera, je l'espère, ma réhabilitation.

      C'était


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