Souvenirs d'une actrice (2/3). Fusil Louise
heures, j'entendis frapper assez violemment à la porte, et des officiers de paix, ou plutôt des membres du comité révolutionnaire, entrèrent dans ma chambre et me dirent en anglais: il faut te lever et nous suivre. Je leur répondis en français, car dans les occasions majeures je n'aime à me servir que d'une langue dans laquelle je puisse comprendre la conséquence d'une phrase qui peut quelquefois avoir une autre interprétation. Je leur répondis que j'étais prête à les suivre, mais que, si c'était comme anglaise qu'ils m'arrêtaient: ils devaient voir qu'ils se trompaient.
«Tu diras tes raisons quand tu seras interrogée, me dirent-ils.»
Les domestiques étaient tellement effrayés de cet appareil militaire, que la femme de chambre, au lieu de m'apporter ma fille, s'était enfuie avec elle dans le grenier. Nous partîmes donc avec lady Montaigue qui m'attendait au bas de l'escalier. Le mari de cette dame et son frère avaient été emmenés les premiers. À peine si on nous avait laissé le temps de prendre nos manteaux et nos chapeaux. Nous fûmes conduites dans l'église dont j'ai parlé, qui était très froide, car nous étions au mois d'octobre. Le tableau qui s'offrait à nos yeux était à la fois triste et bizarre: cette église ressemblait à une ruine, et, à l'exception du maître-autel, ce qui tenait au culte avait disparu. Je regardais douloureusement ces froides dalles, ces longs arceaux, ces portiques sous lesquels des malheureux erraient comme des ombres, pleurant et se livrant au désespoir, lorsque j'aperçus une femme ou plutôt une espèce de folle que j'avais rencontrée quelquefois depuis son retour d'Angleterre. C'était la soeur de mademoiselle Desgarcins, du Théâtre-Français, et la veuve d'un capitaine de vaisseau. Elle se tenait sur les marches de l'autel, une guitare à la main. Je lui dis qu'elle était bien heureuse d'avoir pu emporter sa guitare, tandis qu'on m'avait à peine permis de me munir des choses les plus nécessaires. Ah! me répondit-elle d'un ton emphatique, cette guitare m'est bien nécessaire, car la musique seule calme mes nerfs; mais j'ai cassé mon mi, et j'attends qu'il fasse jour pour prier un de ces messieurs de m'en procurer un autre. En attendant je vais baisser le ton, et elle essayait, malgré l'absence de son mi, de chanter:
L'infortuné David au pied du saint autel
Par ces mots en pleurant implorait l'Éternel:
Je suis puni, je perds ce que j'adore.
Plusieurs personnes l'ayant priée de se taire, elle se plaignit amèrement de l'injustice et de l'inhumanité des hommes qui voulaient lui ôter la seule consolation qui lui restât. Je quittai cette folle et je fus m'asseoir près de lady Montaigue. Cette pauvre femme pleurait et répétait douloureusement: «Ah! mé chère, c'est le péroqué qui en est lé cause.» Malgré le malheur de notre situation, je ne pus m'empêcher de sourire, car c'était le perruquier gascon, auteur de cette fatale liste, qu'elle appelait le péroqué.
– Ah! me dit-elle, pouvez-vous rire ainsi quand il y va de notre tête.
– Tout ce qui peut vous arriver, c'est d'être renvoyée en Angleterre; quant à moi qui suis artiste, on me fera partir pour Paris, mais il y a ici des malheureux pour lesquels j'ai des craintes réelles.
J'attendis le jour avec impatience. Lorsque le crépuscule commença à paraître, je vis entrer un militaire qui venait donner quelques ordres. Sa figure étant douce et prévenante, je me hasardai à l'aborder.
– Monsieur, lui dis-je, on m'a conduite ici sans doute par erreur, car je suis artiste et étrangère à cette ville. J'ai été arrêtée comme anglaise, et cependant il me serait facile de prouver que je ne le suis pas, si je pouvais parler au représentant.
– Cela ne se peut guère, répondit-il, mais on entendra tout le monde à
Abbeville, où vous devez être transférées demain.
– Mon Dieu! mais c'est justement ce que je ne voudrais pas, monsieur, ajoutai-je d'un ton suppliant; ne pourrais-je par votre entremise parler au citoyen Lebon? Je suis persuadée qu'il ne me ferait pas partir.
Il secoua la tête en signe d'incrédulité. Cependant, après avoir réfléchi un moment, il me dit:
– Attendez, je vais voir si cela est possible.
Après un quart d'heure, qui me parut un siècle, il rentra, me prit par le bras, et nous sortîmes ensemble. On me regardait avec envie, et cependant je traversais cette église avec tristesse: il est des moments où l'on a presque de la honte d'être plus heureux que les autres, car il semble qu'on leur dérobe quelque chose. La maison habitée par Joseph Lebon étant en face de notre église, nous y fûmes bientôt rendus. Il était devant la cheminée, mais il se retourna lorsque j'entrai, et il dit en riant: «Ah çà! toutes les jolies femmes m'en veulent donc aujourd'hui.» Cela m'ayant enhardie un peu, je répondis modestement que l'obscurité m'était favorable. Voyant qu'il était d'assez bonne humeur, je repris de l'assurance et résolus de ne pas me laisser intimider. Joseph Lebon était d'une taille moyenne et assez bien prise; sa figure douce et agréable avait cependant quelque chose de sournois et de diabolique. Il régnait dans sa mise une sorte de coquetterie; sa carmagnole était d'un beau drap gris et son linge d'une grande blancheur; le col de sa chemise était ouvert, et il portait l'écharpe de député en sautoir; ses mains étaient très soignées, et on disait qu'il mettait du rouge. Quel bizarre assemblage de férocité et d'envie de plaire!.. On ne le connaissait pas encore pour ce qu'il s'est montré depuis; ce n'est qu'à Abbeville et à Arras qu'il a commencé son horrible carrière de meurtre. Il commença la conversation par me faire des plaisanteries assez grossières sur le jeune officier qui m'avait amenée, puis se retournant brusquement vers moi, il me dit: en définitive, que me veux-tu?
– Mais un passeport pour retourner à Paris.
– Rien que cela? pas davantage! tu n'es pas dégoûtée. Mais étant étrangère au département, pourquoi te trouves-tu ici parmi des aristocrates?
– D'abord, citoyen, ce ne sont pas des aristocrates, ce sont des
Anglais.
– Parbleu! belle preuve.
– Toute leur famille est dans l'opposition au parlement d'Angleterre.
– Beaux patriotes que vos Anglais, des patriotes à l'eau rose. Enfin pourquoi te trouves-tu ici?
– Je suis venue y prendre les bains de mer pour ma santé.
– Tu n'as pas l'air malade.
– C'est qu'ils m'ont fait du bien. Citoyen, lui dis-je pour donner un autre cours à cet entretien, mon mari étant à l'armée de la Vendée, vous voyez…
– Oui, je vois, interrompit-il, que, pendant que ton mari se bat contre les ennemis, tu t'arranges assez bien avec eux.
– Du tout, citoyen, les artistes sont cosmopolites, et j'avais d'ailleurs le dessein de donner un concert au bénéfice des veuves et des orphelins des citoyens morts en défendant la patrie.
– Bien, mais pourquoi ne l'as-tu pas fait?
– C'est qu'il n'y a pas ici un musicien capable de jouer Dupont, mon ami (cela le fit rire).
– As-tu des enfants?
– Oui, citoyen, j'ai une petite fille.
– Alors il faut venir ce soir au bal de la société patriotique, et l'amener avec toi.
– Mais, ma fille n'ayant que quatre ans, ne danse encore que sur les genoux.
– Eh bien! je la ferai danser.
Puisqu'il aimait les enfants, il aurait bien dû prendre plus de pitié de ceux qui en avaient.
– Allons, c'est convenu, tu danseras avec ce joli garçon, ajouta-t-il en me montrant l'officier qui m'avait amenée.
– Oui, citoyen représentant.
– Tu es une aristocrate, tu ne tutoies pas.
– Vous avez trop d'esprit pour vous arrêter à ces misères, lui dis-je sans me déconcerter; qu'est-ce que ça prouve? que je n'en ai pas l'habitude, et que je n'ai jamais tutoyé que mon amant (il fallait bien lui parler son langage).
– Tu