Souvenirs d'une actrice (2/3). Fusil Louise
parlons pas de cela, s'écria-t-il d'un ton sévère.
Je le saluai et retournai chez moi, bien triste de n'avoir rien pu obtenir pour mes amis; car je craignais qu'ils ne fussent condamnés à une longue réclusion. Ils obtinrent heureusement quelque temps après la permission de retourner chez eux, mais avec un gardien à leurs frais. Ce fut le procureur de la commune qui la leur fit obtenir.
Je me disposai donc à aller à ce bal, dans la toilette la plus simple, car outre que j'étais peu disposée à briller, je ne voulais pas qu'on pût m'appeler muscadine. J'habillai ma petite fille et la fis bien gentille: son élégance ne pouvait la compromettre. À huit heures je me rendis avec elle à la section. Tous les hommes, à l'exception des militaires, étaient en carmagnoles. J'étais fort peu en train de danser, mais il me fallut faire contre fortune bon coeur. Plus d'une dame m'envia l'honneur de danser avec le représentant, et cependant je leur aurais cédé volontiers cet honneur. Il fit beaucoup de caresses à ma fille; sous prétexte qu'elle était fatiguée je me retirai de bonne heure. Je ne partis néanmoins qu'après qu'il eut autorisé le procureur de la commune à me délivrer un passeport. C'était un fort honnête homme que ce fonctionnaire; il eût été à souhaiter que beaucoup d'hommes en place de ce temps lui eussent ressemblé, car il a fait tout le bien qu'il a pu, et empêché le mal, lorsque cela lui était possible. Je l'ai revu depuis avec bien du plaisir. Joseph Lebon m'avait invitée à lui faire mes adieux avant mon départ; mais je m'en gardai bien, car je craignais qu'il ne lui vînt quelque réminiscence. Je partis le coeur navré de n'avoir pu revoir mes amis; j'étais loin de m'attendre à ce qui devait arriver, je n'en sus même les détails que long-temps après. Lady Montaigue, son mari et son frère, qui se félicitaient que j'eusse échappé à la triste destinée de nos compagnons de malheur, furent envoyés à Abbeville, jetés sur des charrettes les uns sur les autres comme des moutons qu'on envoie à la boucherie. La crainte des représailles leur sauva la vie, mais ils eurent beaucoup à souffrir dans les prisons. De tous les malheureux envoyés à Abbeville puis à Arras, pas un n'en revint. Un pauvre médecin de ma connaissance, M. Butor, dont l'amabilité contrastait tant avec son nom, et qui était le plus honnête des hommes, était de ce nombre. Je suis encore à me demander comment j'ai pu me tirer des mains de cet homme féroce; à la vérité j'étais sans crainte, car je ne me doutais pas du danger, et je crois qu'il y a une espèce de magnétisme qui agit sans qu'on s'en rende compte, et qui fait qu'on en impose à ceux dont on n'a pas peur. Le ton de franchise et d'assurance manque rarement de produire cet effet. Mais si j'avais été emmenée à Arras avec les autres, je n'aurais pu parler à Joseph Lebon, et d'ailleurs la terreur de son nom m'aurait causé la même frayeur qu'à tous ces malheureux[1]. Enfin quand je réfléchis à tout ce qui aurait pu m'arriver alors, je suis comme quelqu'un qui regarde un précipice qui devait l'engloutir et auquel il a échappé par miracle. Combien de circonstances dans la vie sont inexplicables et confondent tous les raisonnements.
J'arrivai à Paris à la fin d'octobre 1793 et fort à propos pour chanter les solos dans les choeurs du Timoléon de Chénier, qui devait être joué au Théâtre de la République.
II
Je reviens à Paris. – Répétition générale de la tragédie de Timoléon. – Chénier invite plusieurs députés à y assister. – Au moment du couronnement de Timophane, le député Albite fait une sortie violente. – On s'enfuit en tumulte. – On joue le lendemain Caïus-Gracchus. – Albite renouvelle la scène de la veille, et jette sa carte de député dans le parterre. – Manière dont madame de Genlis raconte dans ses mémoires l'anecdote relative à Chénier, avec mademoiselle Dumesnil, à laquelle il avait rendu un service Important. – Fusil et Martainville. – Fusil fait enfuir Martainville proscrit. Il le déguise en paysan et lui donne de l'argent pour son voyage. – Reconnaissance de Martainville. – Fusil à l'armée de Vendée. – Il rencontre le général d'Autichamp, chef des Vendéens, blessé. – Épisode.
Chénier avait invité plusieurs députés à venir assister à la répétition de Timoléon, que l'on faisait ordinairement le soir. Albite et Julien de Toulouse, je crois, étaient du nombre; je ne me rappelle pas les autres. Au moment où l'on couronne Timophane, Albite, interrompant l'action, fit une sortie virulente contre la pièce et contre l'auteur. Choeur[2] et comparses, tout le monde s'enfuit en tumulte, comme à l'Opéra, lorsque le grand-prêtre prononce un anathème. La salle et les loges furent bientôt désertes. Chénier parla d'une manière très animée à ces députés et chercha à justifier ce couronnement par l'événement de la fin, mais ces messieurs ne voulurent rien entendre. Nous crûmes que Chénier serait arrêté dans la nuit, et il le pensait lui-même; cependant il n'en fut rien; on donna même le surlendemain son Caïus-Gracchus à la place de Timoléon; mais il paraît qu'Albite était décidé à le poursuivre dans tous ses ouvrages, car à ce vers,
Des lois et non du sang,
comme il partait un applaudissement général, ce député se leva du balcon où il était placé, en criant au parterre: «Le sang des conspirateurs!» et il jeta sa carte de député au public, auquel il adressa un long discours sur l'inconvenance de ce vers, ajoutant que l'auteur ne pouvait être qu'un mauvais citoyen, et qu'il le signalait comme tel[3]. On regarda dès-lors Chénier comme un homme proscrit, et tout le monde s'éloigna de lui. Quelques amis et les femmes, qu'on trouve toujours dans le malheur, ne l'abandonnèrent pas et lui restèrent fidèles.
À cette époque, André Chénier, frère de l'auteur, attendait son jugement d'un jour à l'autre. Si Marie-Joseph Chénier eût tenté la moindre démarche en sa faveur, il n'eût fait qu'avancer sa perte; on sait d'ailleurs que, dans ces temps malheureux, il n'y avait de salut que pour ceux qu'on oubliait, car les choses pouvaient changer par l'excès même où elles étaient parvenues. Un nommé Labossière, qui était employé au comité du salut public, a sauvé plusieurs personnes en remettant leur acte d'accusation en-dessous, lorsqu'ils se présentaient dans les cartons. Le 9 thermidor arriva, et ils échappèrent à la mort. Ce jour, hélas! vint trop tard pour André Chénier, et pour tant d'autres; il périt la veille de ce jour, et ce qu'il y eut d'affreux pour son frère, c'est que cette tragédie de Timoléon qui devait le perdre, si les choses n'eussent changé, fut le sujet des calomnies les plus affreuses et des fables les plus absurdes répandues par ses ennemis et accueillies par les gens qui n'examinent rien, et croient le mal sans chercher à approfondir la vérité.
Je voyais peu Chénier avant cette époque, mais lorsqu'il fut traité avec tant d'injustice et accusé d'une aussi horrible action, moi qui tant de fois l'avais entendu gémir de la mort de son frère, ce fut un motif pour que je le visse plus souvent. Il est si facile de faire adopter une impression fâcheuse dans les moments de trouble, que celui qui en est accablé ne peut plus se relever; il semble que l'on se plaise à chercher des faits à l'appui pour y donner de la vraisemblance. Les écrits restent et se relisent quelquefois après un long espace de temps; bien souvent aussi les histoires contemporaines les recueillent. Madame de Genlis, dans ses Mémoires ne cite-t-elle pas une anecdote aussi fausse qu'invraisemblable, et qu'elle place même dans un temps où il n'y avait pas de terreur, car la révolution commençait à peine. Chénier à cette époque n'avait encore occupé qu'une place à l'Institut, et André Chénier n'était pas arrêté. Je veux parler de l'entrevue de mademoiselle Dumesnil avec le poète Chénier. J'ai si souvent entendu raconter cette anecdote à madame Vestris, la tragédienne, soeur de Dugazon, et par Chénier lui-même, que je n'ai pu en oublier les détails, les voici:
Madame Vestris était très liée avec mademoiselle Dumesnil, que son grand âge et ses infirmités retenaient dans son lit. M. Chénier parlait sans cesse à madame Vestris du regret qu'il éprouvait de n'avoir jamais vu cette célèbre actrice. Cela paraissait assez difficile à obtenir; cependant un jour madame Vestris, parlant à mademoiselle Dumesnil des jeunes auteurs sur lesquels on pouvait fonder quelque espérance pour soutenir la scène française, nomma Chénier. On avait donné de lui Charles IX et Henri VIII (mademoiselle Dumesnil s'était fait lire ces deux ouvrages).
«Nous espérons beaucoup de ce jeune poète, ajouta madame Vestris, et elle