Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul


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      Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)

      AVANT-PROPOS

      L'Italie, à la suite des campagnes de 1796 et 1797, a été comme transformée par Bonaparte. Vieilles monarchies, républiques aristocratiques ou démocratiques, principautés électives ou héréditaires, il a, de sa tranchante épée, tout ébranlé, tout bouleversé, tout modifié. Ses marches rapides dans la péninsule, ses foudroyantes victoires, l'entrée dans les capitales ennemies, le défilé des prisonniers, des drapeaux, des objets d'art, seule, cette héroïque épopée a longtemps occupé l'imagination. On a peut-être eu le tort de trop laisser de côté ce qu'on pourrait appeler la partie intérieure de la question italienne. Les batailles ont fait oublier les négociations et les coups de force les traités; et pourtant l'histoire des républiques éphémères créées, renouvelées ou préparées par Bonaparte présente un grand intérêt! Nous avons essayé, nous n'osons dire de combler cette lacune, mais à tout le moins de réparer cette omission, en présentant, dans un tableau rapide, l'histoire de la création des cinq républiques improvisées par le conquérant. Nous le verrons créer de toutes pièces la République Cisalpine; détruire pour la reconstituer sous une forme démocratique la République Ligurienne; renverser, mais cette fois pour la partager, la République Vénitienne; enfin préparer les deux Républiques Romaine et Parthénopéenne. Tantôt il interviendra directement, et, par une brusque décision, saura résoudre une situation compliquée; tantôt ses confidents agiront seuls, mais sous sa haute direction. Présent ou absent, sa main, sa lourde main, pèsera toujours dans la balance. À lui, et rien qu'à lui, les contemporains reporteront la responsabilité des événements. C'est donc lui qui, de près ou de loin, sera toujours en scène.

      Au moment où je ne sais quel souffle révolutionnaire passe de nouveau sur l'Italie et menace d'ébranler, non pas l'unité italienne, mais la monarchie piémontaise, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt d'évoquer des souvenirs déjà séculaires, et de montrer, par l'étude du passé, que ce que firent les Italiens à la fin du XVIIIe siècle, les Italiens pourraient bien le refaire à la fin du XIXe siècle.

Paul Gaffarel.

      CHAPITRE PREMIER

      FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE (1796-1797)

      La domination autrichienne dans le Milanais. – Le parti national Italien. – Fuite de l'archiduc Ferdinand. – Entrée des Français à Milan. – Organisation d'un gouvernement provisoire. – Les premières déceptions. – Les extractions et les réquisitions. – Insurrection de Pavie. – Répression de l'émeute. – Brutalités et pillages. – La guerre aux fournisseurs. – Bonaparte à Mombello. – Les modérés et les exaltés. – Le journalisme et le théâtre. – Le Ballet du Pape. – Les fêtes patriotiques. – Les derniers partisans de l'Autriche. – Bonaparte se prononce en faveur des modérés. – Les théoriciens politiques. – Création de la république Cisalpine. – Formation territoriale. – Annexion de la Valteline. – Prospérité apparente.

      I

      Depuis le traité d'Utrecht qui termina la guerre de Succession d'Espagne, en 1713, l'Autriche1, maîtresse du Milanais et du Mantouan, était fortement campée dans l'Italie du nord. C'était une occupation militaire plutôt qu'une prise de possession véritable, car il existait, entre les Autrichiens et les Italiens trop de différences dans les mœurs, les usages, la langue et les institutions pour que jamais ces deux peuples pussent renoncer à leur rivalité séculaire et se fondre en une race homogène. Les Autrichiens étaient maîtres par le fait de la guerre, par la raison du plus fort, et les Italiens avaient le sentiment de leur infériorité, mais la compression brutale de l'Autriche n'avait pas encore éteint dans les cœurs Italiens le souvenir de l'antique gloire et le désir de la ressusciter. Il existait donc, dans les provinces italiennes de l'Autriche, ce qu'on pourrait appeler, si l'expression n'était bien moderne, un parti autonomiste, c'est-à-dire tout disposé à recouvrer son indépendance nationale. Ce parti se composait surtout des classes moyennes. Les négociants, les industriels, les propriétaires aisés, les médecins, les professeurs en faisaient la force et le nombre. Quelques descendants des vieilles familles aristocratiques qui avaient ou dédaigné ou repoussé les faveurs de l'Autriche, les Serbelloni, les Visconti, les Melzi, donnaient encore au parti italien l'appui de leur influence. Le voisinage de la France, la contagion des idées nouvelles2, le vent de réformes sociales et politiques qui soufflait alors sur l'Europe entière, avaient comme enfiévré les espérances des patriotes, car on les désignait déjà sous ce nom, mais ces espérances ils n'osaient encore les dévoiler au grand jour; l'Autriche en effet surveillait attentivement toute explosion de sentiments contraires aux intérêts de la dynastie, et, bien que les gouverneurs de la Lombardie eussent reçu l'ordre de traiter avec douceur les sujets italiens, ils étaient impitoyables à l'égard de tous ceux qui paraissaient vouloir renverser le gouvernement établi. On ne connaissait pas encore en Europe le carcere duro ou durissimo, plus tard illustré par Silvio Pellico, mais on le pratiquait déjà, et, si quelque patriote était en quelque sorte protégé par l'éclat de son nom ou de sa réputation, l'exil, à défaut de la prison, avait vite raison du récalcitrant.

      Le parti national italien à la fin XVIIIe siècle, vivait uniquement d'espérances. Son opposition était surtout littéraire et, pour ainsi dire, historique. Elle s'exprimait par des conversations particulières ou de temps à autre par des articles de journaux, dont les allusions discrètes n'étaient même pas comprises par tous les lecteurs; aussi l'Autriche se souciait-elle très peu des innocentes épigrammes d'un Parini, d'un Verri ou d'un Carli. Elle laissait même à peu près toute liberté aux rédacteurs du journal Il Caffee parfois savait leur fermer la bouche en leur accordant quelque grasse sinécure. Soutenue par le clergé qui prêchait l'obéissance, par le peuple qui suivait l'impulsion du clergé, par les fonctionnaires qui tenaient à conserver leurs positions et enfin par cette masse d'indifférents qui, sous n'importe quel régime, est toujours prête à sacrifier sa liberté à son bien-être, l'Autriche se croyait à tout jamais la maîtresse incontestée de la Lombardie. Elle riait même des prétentions du parti italien, et se moquait de ceux qu'elle appelait les Guelfes, comme si les espérances des patriotes eussent été aussi hors de propos que cette appellation qui rappelait un autre âge.

      Les Guelfes allaient pourtant avoir leur revanche, plus prompte et plus complète qu'ils n'eussent osé l'espérer. On sait combien fut terrible le réveil de l'Autriche, comment en quelques jours fut détruit l'édifice dont elle croyait des fondements si solides, comment la Lombardie tomba entre nos mains, et comment le parti italien se vit tout à coup investi de la toute-puissance et à la veille de réaliser ses plus secrets désirs. Voyons-les donc à l'œuvre ces patriotes. Quel usage feront-ils de cette victoire inattendue? Comment les Français leurs alliés leur permettront-ils de jouir de cette liberté improvisée?

      II

      Bonaparte venait d'imposer au Piémont l'armistice de Cherasco. Il avait, par une manœuvre hardie, occupé sans grande bataille la moitié de la Lombardie et frappé sur Beaulieu un coup retentissant au pont de Lodi. Le chemin de Milan lui était donc ouvert. Malgré la présence d'une forte garnison autrichienne qui occupait encore le château, la nouvelle de ces victoires avait été accueillie avec plaisir par toutes les classes de la population, d'abord parce que la gloire exerce une véritable fascination, ensuite parce que le changement plaît toujours aux masses populaires. Les couleurs nationales, vert, blanc et rouge, reparurent. Ce fut un certain Carlo Salvadori, Espagnol d'origine, Italien de naissance, ancien ami de Marat, qui osa le premier se montrer avec cette cocarde dans les rues de Milan. Les écussons impériaux furent aussitôt lacérés ou couverts de boue, et, lorsque l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la Lombardie3, eut suivi la retraite de ses troupes, on afficha sur la porte de son palais: maison à louer, s'adresser au commissaire Saliceti. Ce dernier, ex-conventionnel, était le délégué du Directoire chargé de toutes les opérations non militaires.

      Une municipalité provisoire fut créée. Deux des rédacteurs du Caffee devinrent les chefs, Pietro Verri, un économiste distingué, et le poète Parini, l'auteur du Jour, critique fine et mordante des travers de l'époque. En même temps


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<p>1</p>

Correspondance de Bonaparte, t. I, II, III. —Œuvres de Napoléon à Sainte-Hélène, campagnes d'Italie. – Botta, Histoire d'Italie de 1789 à 1814. – Cantu, Histoire des Italiens (t. XI de la traduction française). – Cusani, Storia di Milano. – Beccatini, Storia del memorabile triennale governo francese e se dicente Cisalpino. —Giornale storico del 1797 al 1806. —Compendio della Storia patria della Republica Cisalpina. (Les 38 volumes du Giornale et les 9 volumes du Compendio se trouvent à la bibliothèque Ambrosienne de Milan.) – Bonfadini. La Republica Cisalpina e il primo regno d'Italia. – G. de Castro. Milano e la Republica Cisalpina giusta la poesie, le caricature ed altre testimonianze dei tempi. – Verri. Storia del invasione dei Francesi nel Milanese. (Rivista cont. di Torino, juillet-août 1850.)

<p>2</p>

L'Autriche les redoutait tellement qu'elle avait fait traduire par Fontana le livre d'Arthur Young contre la France, et avait commandé à l'abbé Soave un ouvrage, ou plutôt un pamphlet, où les Français étaient représentés comme des cannibales.

<p>3</p>

L'archiduc Ferdinand était accusé de spéculer sur les grains. Le fameux peintre Gros fit sa caricature sous la forme d'un cochon, dont un soldat français ouvrait le ventre, pour en extraire le grain mal acquis. Il se vendit en un jour vingt mille exemplaires de ce dessin. Voir Stendhal, Chartreuse de Parme, § 1er.