Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul
Paris, six tableaux de Luini, Rubens, Giorgione, Lucas de Leyde, Léonard de Vinci, le Calabrese, le carton de l'école d'Athènes par Raphaël, un vase étrusque, le fameux manuscrit de Josèphe, le manuscrit de Virgile ayant appartenu à Pétrarque, et un manuscrit qualifié de très curieux sur l'histoire des papes, le tout enlevé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan, sans préjudice d'un Titien et d'un Ferrari extraits d'alle Grazzie et d'un Salvator Rosa extrait d'alla Vittoria16.
Est-il vrai que tout finit par se compenser dans ce monde, et que les fils un jour ou l'autre payent pour les pères? Certes nous frémissons de colère à la pensée des vols, des pillages et des extorsions dont nos villes ou nos châteaux ont souffert dans la terrible guerre de 1870-1871, et on rira longtemps de l'amour immodéré, de la sympathie irrésistible qui poussaient les Allemands vers nos montres et nos pendules; mais soyons avant tout impartiaux et reconnaissons que nous avons peut-être fait pis encore en Italie à la fin du dernier siècle. Que d'excès révoltants, que de pillages honteux! Nous ne parlons seulement pas des tableaux et des statues, bien que le fait en lui-même soit profondément regrettable, et que le triste exemple que nous avons alors donné ait autorisé depuis bien des revendications plus ou moins légitimes; mais, abstraction faite de tout amour-propre national, avions-nous le droit de dépouiller les musées de Pavie pour enrichir notre Jardin des plantes et notre cabinet d'histoire naturelle? Étaient-ce vraiment des objets d'art et de science ces armes héréditaires conservées dans les palais italiens, et que nos officiers s'approprièrent sans scrupule? Que dire des chevaux de luxe qui finirent par être compris dans les objets d'art? Nous lisons en effet dans la correspondance de Bonaparte ces deux lettres étonnantes adressées, la première17 à Faypoult, ministre de France à Gênes, et la seconde au Directoire: «Je vous choisirai deux chevaux parmi ceux que nous requérons à Milan; ils serviront à vous dissiper des ennuis et des étiquettes du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire présent d'une épée18.» – «Il part demain de Milan cent chevaux de voiture, les plus beaux qu'on ait pu trouver dans la Lombardie: ils remplaceront les chevaux médiocres qui attellent vos voitures.»
C'était le général en chef qui se conduisait ainsi. Il commençait par deux chevaux et continuait par cent, et, le plus singulier, c'est qu'il ne paraissait pas se douter de la vilenie de l'action commise19. Est-ce donc qu'Alfieri20 a raison quand il lance contre le triomphateur cette terrible épigramme: «Je fais la guerre en Italie et non le trafic ni le commerce, disait Godefroy, le chef illustre et invincible. Je vole en Italie, et je n'y guerroie pas; j'y cherche de l'or sonnant et non une gloire frivole, dit l'ignoble capitaine gueux qui traîne après lui toute la ladrerie de Provence et de Languedoc.»
Rubo in Italia, e non guerregio, cerco
Oro sonante, e non frivola luce,
Dice l'ignobil Capitan Pitocco,
Ch'or dietro a se ne adduce
Ladreria di Proenza, e Linguadocco!
Le Directoire pourtant trouvait qu'il fallait étendre plus loin encore cette dénomination si commode d'objets d'art et de science. Il écrivait à Bonaparte pour lui recommander des bois de construction prêts à être embarqués, des chanvres de belle qualité, de la toile à voile, et il terminait par ces étranges paroles: «Rendons l'Italie fière d'avoir contribué aux progrès de notre marine.» Argent, approvisionnements, produits de l'industrie et de l'agriculture, rien n'échappait à l'œil exercé des réquisiteurs, et ce système de spoliation sans exemple dans l'histoire des nations modernes, on le décorait sans pudeur du beau nom de patriotisme. L'Italie était devenue une ferme qu'on exploitait sans pitié, et la guerre n'était plus qu'une opération financière bien conduite. Bonaparte ne s'en cachait pas, et il indiquait même le moyen de continuer ces bénéfices: «Plus vous nous enverrez d'hommes, écrivait-il21 au Directoire, plus non seulement nous les nourrirons facilement mais encore plus nous lèverons de contributions au profit de la République. L'armée d'Italie a produit dans la campagne d'été vingt millions à la République, indépendamment de sa solde et de sa nourriture; elle peut en produire le double pendant la campagne d'hiver, si vous nous envoyez en recrues et en nouveaux corps une trentaine de mille hommes. Rome et toutes ses provinces, Trieste et le Frioul, même une partie du royaume de Naples deviendront notre proie; mais, pour se soutenir, il faut des hommes.»
Ces spoliations étaient en quelque sorte officielles. On les avouait au grand jour. Elles avaient un semblant d'excuse: la nécessité de vivre en présence de l'ennemi. Les patriotes italiens, bien que désenchantés et vite revenus de leurs illusions, s'y seraient peut-être résignés, mais une véritable fièvre de vol et de pillage s'était abattue sur l'armée. Les généraux eux-mêmes donnaient l'exemple, Masséna surtout dont les exactions sont restées légendaires. Une nuée de fournisseurs, de commissaires, d'agioteurs de toute espèce et de voleurs de toutes qualités s'était comme emparé, à la suite de nos soldats, de cette malheureuse région. Ne prétendaient-ils pas se faire nourrir par les habitants22? Il fallut l'intervention directe du général en chef pour faire disparaître cet abus: mais que de vexations quotidiennes! Que de souffrances cachées! Ordres du jour sévères, exécutions même, rien n'y faisait. C'était un mal invétéré. Il est vraiment regrettable d'avoir à tracer ce triste tableau, mais la vérité a des droits imprescriptibles, et c'est un mauvais service à rendre à ses compatriotes que de leur cacher toutes les parties de l'histoire qui ne leur sont pas favorables.
La conséquence immédiate de cette série de malversations et de sévices fut une insurrection populaire. Il y avait à Milan un mont-de-piété très riche, où l'on gardait soit des bijoux de famille, soit divers objets précieux. On les conservait pour constituer des dots ou pour former des réserves jusqu'au moment du mariage. Bonaparte et Saliceti s'en emparèrent sans autre forme de procès. Cette spoliation fut connue, et excita l'indignation générale. Les Milanais coururent aux armes, mais le général Despinoy, prévenu à temps, parcourut les rues avec de fortes patrouilles de cavalerie, et dispersa les rassemblements.
Les choses se passèrent autrement dans la banlieue. Le 24 mai on entendit le tocsin sonner avec fureur dans tous les villages entre Milan et Pavie. Des paysans parcouraient la campagne par bandes armées, et se jetaient sur nos détachements. Les bruits les plus sinistres étaient répandus. Tantôt on apprenait que les Anglais venaient d'entrer à Nice et que le prince de Condé avec les émigrés se dirigeait par la Suisse sur Milan; tantôt c'était Beaulieu qui reprenait l'offensive à la tête d'une armée de 60.000 hommes. Bonaparte se disposait alors à rentrer en campagne contre l'Autriche. Or les insurgés menaçaient ses derrières et le prenaient entre deux feux. Il était imprudent de s'avancer avant d'avoir comprimé l'insurrection. D'heure en heure les mauvaises nouvelles se succédaient au quartier général. Pavie s'était insurgée, et le commandant français avait été fait prisonnier avec toute la garnison. L'avant-garde des révoltés s'était même avancée jusqu'à Binasco, sur la route de Milan. Milan grondait sourdement. La population était hostile et menaçante. Elle semblait n'attendre qu'un signal pour se déclarer. Les mécontents avaient renvoyé tous leurs domestiques, sous prétexte de manque de ressources. C'étaient autant de recrues pour l'insurrection. Déjà la garnison autrichienne qui occupait encore la citadelle s'apprêtait à donner la main aux insurgés. Les douaniers avaient pris les armes. La cocarde nationale avait été foulée aux pieds. Les prêtres couraient la campagne et prêchaient la guerre sainte contre les mécréants qui dépouillaient les églises et ne respectaient pas la famille. C'était une Vendée italienne qui s'organisait.
Bonaparte, inquiété par ces démonstrations hostiles, suspendit aussitôt le mouvement commencé contre l'Autriche et rentra à Milan. Le général Despinoy, qu'il avait nommé gouverneur de Milan, n'avait pas attendu son retour pour essayer de réprimer l'insurrection. Il avait contenu les Autrichiens dans la citadelle, lancé des patrouilles dans toute la ville, et dispersé les mécontents qui s'étaient déjà installés à la porte de Pavie afin de donner
16
17
Milan, 21 mai 1796.
18
Peschiera, 1er juin 1796.
19
Cf. Lettre au Directoire (8 mai 1796. —
20
Alfieri,
21
Modène, 17 octobre 1796.
22