Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul
leurs lignes, furent un moment ébranlées. On crut en Italie à leur prochaine défaite, et les mécontents s'apprêtèrent à profiter de la victoire probable de l'Autriche. À Milan, à Pavie, à Crémone, dans presque toutes les villes lombardes, bien qu'occupées par des garnisons françaises, tous ceux qui regrettaient l'ancien régime, tous ceux dont les déceptions égalaient les regrets, tressaillirent d'espérance. Cette fois encore, la victoire se déclara en notre faveur. Arcole et Tivoli achevèrent la ruine de l'Autriche et affermirent la domination française. La Lombardie reçut le contre coup de ces victoires. On la punit durement d'avoir osé manifester son désir d'être traitée plus doucement qu'un pays conquis. Tous les commandants de place nommés par Bonaparte rivalisèrent de dureté, on dirait volontiers de tyrannie. Un comité de police générale fut institué à Milan, qui déporta pour délit d'opinion, pour malveillance supposée, pour services rendus à l'ancienne administration. La forme avait changé; le fond restait le même. À la tyrannie autrichienne était substituée la tyrannie française, d'autant plus odieuse qu'elle se colorait du beau nom d'alliance. À l'archiduc avaient succédé les généraux, les commissaires, et tous ces agents subalternes qui redoublaient de sévérité pour prouver leur zèle, et aussi pour cacher de scandaleuses malversations; car, plus que jamais, la Lombardie était un marché ouvert, une grande agence de spéculations éhontées et de vols scandaleux.
Au moins rendrons-nous cette justice à Bonaparte que les tripotages financiers le dégoûtèrent promptement, il consentait bien à exploiter, ou, comme il l'écrivait, à faire produire les pays conquis, mais dans l'intérêt de la République Française. Les voleries des particuliers l'indignaient. Ce qu'il tolérait pour l'État, il l'interdisait absolument pour les individus. Aussi déclara-t-il la guerre aux pillards éhontés qui déshonoraient la victoire, et cette guerre il la poursuivit sans relâche. À chaque page de sa Correspondance éclate son mépris pour les agioteurs et les tripoteurs d'affaires véreuses. Il finit par ordonner la création d'une commission de cinq membres, sous la présidence du général Baraguey d'Hilliers, et l'investit de pouvoirs extraordinaires pour faire rendre gorge aux voleurs et les punir sévèrement. «Nous avons conquis l'Italie, était-il dit32 dans les considérants de cet arrêté, pour améliorer le sort de ses peuples; nous y avons établi des contributions pour assurer notre conquête, offrir à la patrie une juste indemnité et aux soldats une récompense due à leur valeur; mais jamais il n'a été dans l'intention du gouvernement français d'autoriser les abus de toute espèce, les extorsions scandaleuses que se sont permis plusieurs agents à la suite de l'armée. La loi, en les rendant justiciables des conseils militaires, m'a imposé l'obligation d'être leur accusateur; mais, au milieu des occupations immenses qui absorbent tous mes moments, il m'est impossible de découvrir moi-même la vérité dans ce labyrinthe de procès et les milliers de plaintes qui me sont portées sur des objets aussi importants.»
C'est sans doute sur cette difficulté de démêler la vérité que comptaient les voleurs officiels ou extraordinaires; car, malgré les ordres impératifs de Bonaparte, malgré la commission des cinq, les pillages et les tromperies continuèrent. Bonaparte dut se contenter de dénoncer et de punir quand il prenait sur le fait. «Je m'occupe de faire la guerre aux fripons écrivait-il au Directoire33, j'en ai fait juger et punir plusieurs. Je dois vous en dénoncer d'autres.» Ce sont surtout les agents de la compagnie Flachat, les nommés La Porte, Peragallo et Payan, qu'il semble poursuivre de sa haine. «Ce n'est qu'un ramassis de fripons, écrivait-il, sans crédit réel, sans argent et sans moralité. Je ne serai pas suspect pour eux, car je les croyais actifs, honnêtes et bien intentionnés, mais il faut se rendre à l'évidence.» Ils ont reçu quatorze millions, et n'ont payé que six millions, et encore ont-ils fourni de mauvaises marchandises et opéré des versements factices. «Ce ne sont pas des négociants, mais des agioteurs comme ceux du Palais Royal.» Quant aux commissaires des guerres, sauf Denniée, Mazade, Boinod, et deux ou trois autres, ce sont tous des fripons. L'un, Gosselin, vend à 36 francs le foin qu'il se procure pour 18. L'autre, Flach, vend à son profit une caisse de quinquina donnée par le roi d'Espagne pour les soldats français atteints par la fièvre; ceux-ci passent à leur compte des matelas et des toiles fines donnés par la ville de Crémone pour les hôpitaux. «Ils volent d'une manière si ridicule que, si j'avais un mois de temps, il n'y en a pas un qui ne pût être fusillé.» Les agents de l'administration valaient moins encore. L'un d'entre eux, Thévenin, avait vendu à Bonaparte quelques beaux chevaux, et ne voulait pas en recevoir le prix malgré les instances du général en chef, espérant que ce dernier fermerait les yeux. Ce dernier visait moins à la fortune qu'au pouvoir. Son ambition était plus haute. Aussi repoussa-t-il avec indignation la complicité déshonnête de Thévenin. «Faites-le arrêter, écrivait-il, retenez-le six mois en prison. Il peut payer 500,000 écus de taxe de guerre en argent.» C'étaient surtout les entrepreneurs de charrois34, dont les exactions étaient scandaleuses. Bonaparte en signale quelques-uns, Sonolet, Auzon, Elie, Hartea, comme d'effrontés voleurs. Il aurait même voulu que trois d'entre eux, Bœkly35, Chevilly et Descrivains, qui avaient fait des versements factices, fussent condamnés à mort: mais ces fripons avaient de hautes protections, même dans l'entourage immédiat du général en chef36, et ils échappèrent au châtiment qu'ils méritaient si bien.
Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat37 qui volait cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins qui grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.
IV
Malgré la tyrannie française, malgré les spoliations iniques de nos agents, les patriotes italiens n'avaient pas désespéré. Ils ne pouvaient croire que la France les rendrait à l'Autriche, et, au lieu d'assurer leur indépendance, confirmerait leur servitude. Même aux plus mauvais jours de l'occupation française, ils s'étaient toujours comportés comme de sincères alliés. Non seulement ils avaient payé toutes les contributions de guerre, mais encore ils avaient organisé des régiments38 et rendu à Bonaparte de réels services en tenant garnison dans les places fortes et en lui servant de troupes de réserves. Le général en chef leur avait à plusieurs reprises exprimé sa satisfaction. Dès le mois de juin 1796, c'est-à-dire avant que les grands coups n'eussent été portés contre les Autrichiens, avant que la question militaire par conséquent n'eut été tranchée en notre faveur, voici comment il s'exprimait sur le compte des Lombards dans un rapport39 au Directoire: «La municipalité de Milan, celle des principales villes de la Lombardie m'ont manifesté le vœu d'envoyer des députés à Paris. Le citoyen Serbelloni est à la tête. Il est patriote, ce qui a produit ici un effet d'autant plus avantageux qu'il jouit d'une grande considération, étant de la première famille du Milanais, et fort riche. Ces députés ont manifesté leurs vœux ici contre la maison d'Autriche. Ils savent qu'il n'y aurait plus de sûreté pour eux dans un retour. La Lombardie est parfaitement tranquille. Les chansons politiques sont dans la bouche de tout le monde. L'on s'accoutume ici à la liberté. La jeunesse se présente en foule pour demander du service dans nos corps; nous n'en acceptons pas, parce que cela est contraire, je crois, aux lois: mais peut-être serait-il utile de former un bataillon de Lombards, qui, commandés par des Français, nous aiderait à contenir le pays. Je ne ferai rien sur un objet aussi important et délicat sans vos ordres.»
Bonaparte n'avait donc pas encore d'idée bien arrêtée, mais ses sympathies étaient visibles. Il ne demandait
32
Brescia, 30 août 1796.
33
Milan, 12 octobre, 1796.
34
en outre, ils se donnaient le genre d'être royalistes et affichaient leurs espérances réactionnaires. «Les charrois sont pleins d'émigrés, écrivait Bonaparte. Ils s'appellent Royal-charrois et portent le collet vert sous mes yeux.»
35
Milan. 1er janvier 1797.
36
Lettre du 12 octobre 1796 (t. II, p. 51): «Diriez-vous que l'on cherche à séduire mes secrétaires jusque dans mon antichambre?»
37
Lettre à Garrau. – Modène, 16 octobre 1796.
38
Cf.
39
Milan, 11 juin 1796.