Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul


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et des distributions de vivres. Sur le soir, à la Porte Orientale, grand feu d'artifice. La liberté immola l'aristocratie dans des flammes, vertes et rouges de Bengale, et un aigle empenné, qui commençait à voler, fut bientôt réduit en cendres par la foudre des artificiers.

      Mis en goût67 par ces fêtes, qui exaltaient les esprits, et, à ce qu'ils croyaient du moins, répandaient l'amour des institutions républicaines, les exaltés n'hésitèrent pas à célébrer les anniversaires les plus sinistres de la révolution française; par exemple, celui de l'exécution de Louis XVI. Ils avaient, pour la circonstance, composé divers écriteaux et les portaient gravement sur la poitrine. Il fulmine colga tutti i re in un fascio. – Il coltello di Bruto possa spaventare gli Schiavi di Cesare e gli imitatori di Antonio. – Al popolo che sente una volta la sua indipendenza, etc. Les maladroits s'imaginaient qu'ils sauvaient la patrie par ces imprécations contre des tyrans qui n'existaient pas, et ces cérémonies symboliques, dont ils comprenaient seuls le sens caché. Ainsi, le 16 octobre 179768, pour célébrer la mort de la reine de France, on brûla sur la place du Dôme des livres de droit canon, quelques bulles pontificales, une histoire de la guerre d'Italie par Bolzani, quelques journaux hostiles rédigés par Taglioretti, Motta, Polini, et deux grandes gravures représentant l'une la tiare papale, l'autre l'aigle à deux têtes. Les organisateurs de cet autodafé s'imaginaient sérieusement qu'ils portaient ainsi un coup mortel à l'ancien régime. Ce sont sans doute les mêmes personnages, grotesques à force d'être naïfs, qui s'avisèrent tout à coup de trouver un air menaçant à la statue du roi Philippe II, qui, depuis deux siècles se dressait sur la place des Marchands. Ils lui coupèrent la tête et la remplacèrent par celle de Brutus, le héros du jour. Ils lui enlevèrent son sceptre et lui mirent entre les mains l'inscription suivante: All'ipocrisia di Filippo II succéda la virtù di Marco Junio Bruto!

      V

      Pendant ce temps, les partisans secrets de l'Autriche s'organisaient, et les modérés, que dégoûtaient ces excès, sans se rapprocher d'eux, commençaient à craindre de s'être inutilement compromis. Ces partisans de l'Autriche n'étaient pas nombreux, mais ils avaient de l'influence par leurs richesses. En outre, ils avaient, dans les campagnes par leurs tenanciers, et dans les villes par leurs domestiques, une véritable clientèle. Au jour du danger, ils pouvaient devenir redoutables. L'un d'entre eux, Gambanara, n'avait pas hésité à payer de sa personne. Il était descendu dans la rue, lors de l'insurrection de Binasco et de Pavie. D'autres restaient enfermés dans leurs palais et se contentaient d'y forger péniblement de lourdes épigrammes contre les Français et de les imprimer eux-mêmes pour ne mettre personne dans la confidence, comme le comte Pertusati, dont un historien contemporain, Giovanni de Castro, a fait connaître l'œuvre informe et décousue, mais malicieuse69. D'autres enfin s'étaient retirés dans leurs châteaux70, correspondaient mystérieusement avec l'Autriche, et attendaient le moment d'assouvir leurs rancunes.

      Entre les modérés dont il devait ranimer la bonne volonté, les exaltés dont il méprisait les tendances71, mais dont il appréciait le zèle, et les partisans de l'ancien régime qu'il affectait de mépriser, mais dont il surveillait les démarches, le rôle de Bonaparte eût été difficile s'il n'eût, depuis longtemps, pris son parti. Homme de guerre et de discipline, il sentait d'instinct que la modération seule donnerait à la Lombardie une forme de gouvernement qui allierait la force à la liberté. Les excès de la démagogie le dégoûtaient, et il ne se cachait pas pour le dire. À maintes reprises, il avait exprimé son mépris à propos de certains articles du Thermomètre politique. Il avait interdit les attaques furibondes contre la religion, contre le pape, et spécialement contre le roi de Sardaigne, dont il appréciait la dignité et la solidité. Les élucubrations de Lattanzi avaient le privilège de l'agacer. Il finit par en ordonner la suppression. Il se prononça même très catégoriquement en faveur des modérés, et leur envoya, le 1072 décembre 1796, une sorte de manifeste qui eut un grand retentissement. Il engageait les Lombards à l'union. «Je suis bien aise, ajoutait-il, de saisir ces circonstances pour détruire des bruits répandus par la malveillance. Si l'Italie veut être libre, qui pourrait désormais l'en empêcher?.. Réprimez surtout le petit nombre d'hommes qui n'aiment la liberté que pour arriver à une révolution; ils sont ses plus grands ennemis; ils prennent toute espèce de figure pour remplir leurs desseins criminels … Vous pouvez, vous devez être libres sans révolutions, sans courir les chances et sans éprouver les malheurs qu'a éprouvés le peuple français. Protégez les propriétés et les personnes, et inspirez à vos compatriotes l'amour de l'ordre et des vertus guerrières qui défendent et protègent les républiques et la liberté.» Ces sages conseils étaient fort goûtés par le parti modéré, mais ils déplaisaient d'autant aux exaltés. Seulement, comme Bonaparte était le maître, on n'osait protester, mais les exaltés commençaient à trouver sa domination pesante. Les modérés, au contraire, se rapprochaient de plus en plus du général, disposés à toutes les concessions pour se l'attacher d'une façon définitive. Aussi bien le général n'allait pas tarder à se prononcer en leur faveur.

      Un jour, l'ambassadeur de France à Florence, Miot73, vint trouver Bonaparte à Mombello, et eut avec lui et Melzi une conversation singulière, dont nous retrouvons le souvenir dans les intéressants mémoires de ce diplomate. «Il faut à la nation, disait-il à Miot en parlant de la France, un chef illustre par la gloire et non par des théories de gouvernement, des phrases et des discours d'idéologues auxquels le pays n'entend rien. Quant à votre pays, Melzi, il y a encore moins qu'en France d'éléments de républicanisme, et il faut encore moins de façons avec lui qu'avec tout autre. Vous le savez mieux que personne. Nous en ferons tout ce que nous voudrons; mais le temps n'est pas encore venu. Il faut céder à la fièvre du moment. Nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre façon. Monge nous arrangera cela.» Ce qu'il appelait la fièvre du moment, c'étaient les ordres du Directoire qui voulait imposer à tous les États conquis la constitution française, et jeter dans le même moule pour ainsi dire des pays différents par les usages et les institutions. Bonaparte ne se sentait pas encore assez fort pour résister au Directoire, mais il entendait prendre une prompte revanche, et, comme il le disait à Miot dans ce même entretien, qui vraiment semble arrangé après coup et pour les besoins de la cause, tant Bonaparte s'y montra stupéfiant d'impudence dans la candeur de ses aveux: «Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n'est pas encore venu. La poire n'est pas mûre!»

      En attendant l'heureux moment de la maturité de ses désirs, Bonaparte se décida à faire en Italie l'essai de ses théories de gouvernement, et s'occupa sérieusement d'organiser la future République. Sans avoir un penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement, Bonaparte aurait voulu une administration concentrée et énergique. Bien qu'il ne crût pas, comme les métaphysiciens constitutionnels de l'époque, que l'art de gouverner les peuples fût une science abstraite, qui ne dépendait ni du temps ni des lieux, il pria son ami Talleyrand de lui envoyer, pour l'aider de leurs conseils, les hommes qui passaient pour avoir médité sur les divers systèmes politiques. Talleyrand lui proposa Siéyès. «Par la réputation dont il jouit, lui écrivait-il, il est propre à remplir avec succès une place de membre du Directoire exécutif. Il est d'ailleurs tellement compromis avec les Autrichiens qu'il est une des personnes de l'opinion de laquelle nous devons être les plus sûrs.» Bonaparte parait n'avoir jamais éprouvé pour Siéyès qu'une sympathie médiocre. Il goûtait peu les théories et les qualifiait volontiers d'utopie. Pourtant la réputation de Siéyès était si bien établie qu'il crut devoir remercier Talleyrand de son choix, et lui annonça que Siéyès serait le bienvenu en Italie74. «Je crois effectivement comme vous que sa présence serait aussi nécessaire à Milan qu'elle aurait pu l'être en Hollande, et qu'elle l'est à Paris. Malgré notre orgueil, nos mille et une brochures, nous sommes très ignorants dans la science politique morale … Croyez que vous me ferez


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<p>67</p>

Giovanni de Castro, ouv. cit., p. 101.

<p>68</p>

Minola, Diario 1797.

<p>69</p>

L'œuvre principale de Pertusati se nomme Meneghin, c'est-à-dire Polichinelle, sott' ai Francesi. M. de Castro en a donné plusieurs extraits dans son Milano e la Republica cisalpina (1879). Sur Pertusati on peut encore consulter: Cenni, sulla vita et sugli scritti del conte F. Pertusati. Milan, 1823.

<p>70</p>

Voir dans la Chartreuse de Parme, de Stendhal, le curieux portrait du comte del Dongo, enfermé dans son château de Grianta.

<p>71</p>

Curieuse lettre de Bonaparte à Talleyrand, 20 septembre 1797 (Correspondance, t. III, p. 342): «Que l'on ne s'exagère pas l'influence des prétendus patriotes Piémontais Cisalpins et Génois; et que l'on se convainque bien que, si nous retirions d'un coup de sifflet notre influence morale et militaire, tous ces prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Il s'éclaire, il s'éclairera tous les jours davantage, mais il faut le temps et un long temps.»

<p>72</p>

Lettre au Congrès d'État de la Lombardie. (Correspondance, t. II, p. 157.)

<p>73</p>

Miot. Mémoires, t. I, p. 175.

<p>74</p>

Lettre à Talleyrand. Passariano, 10 septembre 1797. Correspondance, t. III, p. 313.