Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul


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les Français descendirent en Italie, ils y trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais dont la décadence était alors irrémédiable.

      Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune, n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de l'histoire de la domination française en Italie.

      Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce. Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les Apennins s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est pour former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, par conséquent, entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio, Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points de la côte africaine. Cette prospérité se soutint du XIe au XIVe siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble le port de Pise; elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle occupe la Corse; elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries; en un mot, elle devient la puissance prépondérante en Italie et presque dans la Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger vers la mer et vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur intelligente de ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes intestines. Lorsque la découverte de l'Amérique, en transportant de la Méditerranée à l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un coup terrible; lorsque les Turcs, en s'emparant de Constantinople, leur enlevèrent leurs comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de se tourner dans une autre direction, ne surent plus que s'entretuer dans les rues de leur capitale, et à la glorieuse période des conquêtes d'outre-mer et des grandes guerres contre les puissances rivales succéda la triste et lamentable période des dissensions municipales et des guerres civiles.

      Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires. Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi, etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement. Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse, dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne, c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil, délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes. Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels, ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.

      Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme, ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe, subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient et la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait, et Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la vendre à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États que les préoccupations de la politique intérieure et les déchirements de la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent leurs intérêts extérieurs.

      Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent l'Europe à la fin du XVIIIe siècle. Placés entre la France qui cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui ne demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour au lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens. Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir, de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants, mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils allaient expier leur politique insensée, d'abord par une série d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur indépendance.

      Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur convenance.

      Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes, recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes, dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se garantir d'une action présumée, etc.»

      Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir. Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir la Lombardie en passant par le territoire génois87. Un officier de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et les Anglais croisaient


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<p>87</p>

Mémoire servant d'instructions pour le citoyen Tilly. – Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne. Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été analysés par Iung: Bonaparte et son temps, t. I, p. 419.