Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul


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ce temps, Murat se présentait de la part de Bonaparte au Sénat de Gênes. Il était chargé par lui de donner des explications sur l'exécution d'Arquata. Le choix du négociateur était prémédité. Bonaparte avait pris la précaution de s'expliquer sur ce point avec Faypoult: «Si vous présentiez ma lettre, lui avait-il écrit, il faudrait quinze jours pour avoir réponse, et il est nécessaire d'établir une communication plus prompte, qui électrise davantage ces messieurs.» Or, le bouillant et impétueux Murat était fort capable d'électriser les sénateurs génois. Il entra à Gênes comme dans une ville conquise, annonça qu'une commission militaire avait fait justice des principaux insurgés, et demanda, en outre, que le Sénat expulsât immédiatement l'ambassadeur Girola, punît Spinola de sa coupable conduite en confisquant ses biens et en prononçant son exil, enfin changeât les gouverneurs dont les sentiments étaient notoirement hostiles à la France. Si le Sénat éprouvait quoique velléité de résistance, Murat avait reçu l'ordre de menacer les Génois d'une punition exemplaire. Voici, du reste, les quelques passages de la lettre de Bonaparte qu'il était chargé de leur lire101: «Pour l'avenir, je vous demande une explication catégorique. Pouvez-vous, ou non, purger le territoire de la République des assassins qui le remplissent? Si vous ne prenez pas des mesures, j'en prendrai. Je ferai brûler les villes et les villages où sera commis l'assassinat d'un seul Français et les maisons qui donneraient asile aux assassins. Je punirai le magistrat négligent qui aura transgressé le premier les principes de la neutralité en accordant asile aux brigands.»

      Pour mieux appuyer ces menaces, Bonaparte écrivait en même temps à Faypoult102 en lui annonçant sa prochaine arrivée à la tête des régiments victorieux de l'Autriche. Certes, l'aristocratie génoise aurait eu le droit de repousser de pareilles prétentions; mais elle eut peur d'engager avec le jeune conquérant une lutte dont l'issue n'était que trop facile à prévoir. Elle se soumit à toutes ses exigences. Non seulement la commission militaire française fonctionna librement sur le territoire génois, mais encore Spinola reçut un ordre d'exil, et l'ambassadeur d'Autriche Girola fut prié de sortir immédiatement de Gênes et de la République génoise.

      Girola ne renonça pas à la lutte. Il s'était réfugié dans la vallée de la Scrivia, au château de Santa Margarita et continuait à y ourdir de nouvelles intrigues contre la France. Peu à peu, les débris des Barbets et des bandes d'Arquata se groupèrent autour de lui (juin-juillet 1796). Wurmser, informé de ce rassemblement, et comptant sur une diversion, lui fit passer des armes et des officiers instructeurs. Santa Margarita fut comme le rendez-vous des déserteurs et des prisonniers de guerre évadés. Un prêtre, Coirazza, excitait jusqu'au fanatisme ces bandes inexpérimentées; Malaspina, le seigneur du château, leur prêtait l'appui de son nom et de ses richesses. Enfin le résident anglais à Gênes, Drake, vint les rejoindre à la suite d'une affaire assez étrange. Les Anglais, renouvelant leur triste exploit de la Modeste, venaient de s'emparer d'une tartane française dans la rade génoise de San Pietro d'Arena. Les Génois avaient essayé cette fois de défendre leur neutralité en tirant contre les vaisseaux anglais quelques coups de canon. Nelson avait aussitôt demandé satisfaction, et, comme il ne l'avait pas obtenue, comme au contraire les Génois avaient provisoirement fermé tous leurs ports aux Anglais, il s'en vengea en occupant l'île génoise de Capraja. Aussitôt Drake reçut l'ordre de quitter le territoire. Il n'obéit qu'à moitié, car il rejoignit Girola à Santa Margarita (septembre). Cette fois, Bonaparte, qui était au courant de toutes ces menées, résolut d'agir. Le commandant français de Tortone cerna le château, mais des souterrains existaient, dont on n'avait pas connaissance, et par lesquels s'enfuirent Girola, Drake, Coirazza, Malaspina, en un mot tous ceux qu'on avait espéré surprendre, et le brigandage continua.

      Bonaparte ne se faisait pas illusion sur les sentiments de l'aristocratie génoise à l'égard de la France. Vainqueur il était assuré de sa docilité; vaincu, il se savait à l'avance dévoué aux rancunes patriciennes. Or, comme il avait l'intention bien arrêtée de négliger tous les sujets de mécontentement que lui fourniraient les États secondaires, il ne voulut pas brusquer la situation. Tant que le duel engagé avec l'Autriche ne serait pas terminé à son avantage103, il entendait avoir toutes ses forces en main, et, par conséquent ne pas en distraire une partie contre Gênes, Rome ou Naples, non pas qu'il ne fut à l'avance persuadé de l'issue de la lutte, mais il se proposait d'agir suivant les occasions, sauf à faire naître ces occasions. Sa correspondance avec Faypoult est très instructive à cet égard. Il ne lui dissimule pas son mépris104 pour l'aristocratie génoise, et lui fait part à plusieurs reprises de son projet de la renverser; mais, comme il ne sent pas encore le terrain solide, il ne veut s'engager qu'en toute sécurité. Il prescrit donc au ministre de France d'entretenir avec le Sénat génois une querelle toujours ouverte, de telle sorte qu'on puisse ou l'assoupir ou en faire un casus belli, suivant les circonstances. «Je connais trop bien l'esprit du perfide gouvernement de Gênes105, lui écrivait-il de Bologne le 22 juin 1796, pour ne pas avoir prévu la réponse qu'il aurait faite. Voilà donc deux sujets de plainte. Tenez querelle ouverte sur l'un et l'autre sujet.» La lettre106 du 11 juillet 1796 est plus explicite encore: «Le temps de Gênes n'est pas encore venu, pour deux raisons: 1o parce que les Autrichiens se renforcent et que bientôt j'aurai une bataille; vainqueur, j'aurai Mantoue, et alors une simple estafette à Gênes vaudra la présence d'une armée; 2o les idées du Directoire exécutif sur Gênes ne me paraissent pas encore fixées. Il m'a bien ordonné d'exiger la contribution, mais il ne m'a prescrit aucune opération politique. Je lui ai expédié un courrier extraordinaire avec votre lettre, et je lui ai demandé des ordres, que j'aurai à la première décade du mois prochain. «D'ici ce temps-là, oubliez tous les sujets de plainte que nous avons contre Gênes. Faites-leur entendre que vous et moi nous ne nous en mêlons plus, puisqu'ils ont envoyé M. de Spinola à Paris… N'oubliez aucune circonstance pour faire renaître l'espérance dans le cœur du Sénat de Gênes, et l'endormir jusqu'au moment du réveil… enfin, citoyen ministre, faites en sorte que nous gagnions quinze jours, et que l'espoir renaisse ainsi que la confiance entre vous et le gouvernement génois, afin que, si nous étions battus, nous le trouvions ami107

      Un autre motif engageait encore Bonaparte à ménager Gênes pour le moment. Cette ville était en effet devenue le grand marché d'approvisionnement de nos troupes. De plus, les banquiers génois étaient nos complaisants intermédiaires pour toutes les gigantesques opérations financières108 qui étaient la conséquence de l'invasion française. Enfin les fournisseurs et les agioteurs qui avaient eu confiance en Bonaparte, et lui avaient donné les moyens d'entrer en campagne, avaient à Gênes des intérêts considérables engagés. Haller, Cerfbeer, Collaud, Flachat et plusieurs autres, avaient besoin d'une ville neutre pour y préparer et y brasser leurs affaires. Le gouvernement, lui-même, avait besoin d'un marché financier à l'abri de toute surprise. C'est à Gênes par exemple que se concentrait l'argent des contributions de guerre, et c'est de Gênes que partait l'argent nécessaire pour l'entretien de nos armées. Gênes était, en outre, devenue comme le quartier général de ceux de nos agents ou de nos officiers que Bonaparte avait chargés de reprendre la Corse aux Anglais. C'est de Gênes que partait le chef d'escadron Bonnelles109 avec des armes et de l'argent pour nos partisans en Corse; à Gênes encore que résidaient les citoyens Broccini et Paravicini, chargés de se ménager une correspondance avec les patriotes corses; c'est un banquier génois, Balbi, qui fournissait les fonds pour l'achat des armes et l'entretien des espions. Pour tous ces motifs divers, et jusqu'à nouvel ordre, la neutralité génoise devait donc être et fut respectée. Lorsque nos victoires répétées sur l'Autriche eurent jeté l'Italie tout entière aux bras de Bonaparte, lorsque le signataire des préliminaires de Leoben se fut installé dans sa fastueuse résidence de Mombello pour y régler à son aise les affaires de la péninsule, tout changea de face. Il n'y avait plus alors besoin de dissimulation ou de ménagements. Dès le 6 juillet 1796Скачать книгу


<p>101</p>

Correspondance, 16 juin 1796, I, 405.

<p>102</p>

Correspondance t. I, p. 453. Roverbella, 5 Juillet 1796: «Si la République de Gênes continue de se conduire comme elle aurait dû ne jamais cesser de le faire, elle évitera les malheurs qui sont prêts à tomber sur elle. Il nous faut quinze millions d'indemnité pour les bâtiments que, depuis cinq ans, elle laisse prendre sur sa côte… Mes troupes sont en marche. Avant cinq jours j'aurai 18,000 hommes sous Gênes.»

<p>103</p>

Voir Correspondance de Bonaparte, II, 33 (2 octobre 1796): «Il est une autre négociation qui devient indispensable: c'est un traité d'alliance avec Gênes.» Id., II, 42 – (8 octobre): «Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu'on se concilie celui de Gênes jusqu'à nouvel ordre.» —Id., II, 46 – (11 octobre): «Je reviens à mon principe en vous engageant à traiter avant un mois avec Gênes.»

<p>104</p>

Curieuse lettre du 15 juin 1796, adressée par Bonaparte à Faypoult: «Nous avons établi beaucoup de batteries sur la rivière de Gênes. Il en faudrait vendre aujourd'hui les canons et les munitions aux Génois, afin de ne pas avoir à les garder, et de pouvoir cependant les trouver en cas de besoin.» Est-il possible de traiter avec plus de désinvolture un gouvernement étranger!

<p>105</p>

Correspondance, t. I, p. 421. Consulter, à propos de ces ménagements calculés, le très intéressant article de M. Ludovic Sciout: la République française et la République de Gênes.(Revue des Questions Historiques, janvier 1880.)

<p>106</p>

Correspondance, t. I, p. 472.

<p>107</p>

Malgré ces protestations intéressées, Bonaparte avait déjà sa résolution arrêtée au sujet de Gênes. Voici, en effet, ce qu'il écrivait à Faypoult, dès le 20 juillet 1796, au sujet d'un incident vulgaire, d'une bataille des rues (Correspondance, t. I, p. 487): «Je suis aussi indigné qu'il est possible de la conduite insolente et ridicule de la populace de Gênes. Je ne m'attendais certes pas à un événement aussi extravagant; cela hâtera le moment… Au reste, peut-être n'est-il pas mauvais que ces gens-là se donnent des torts: ils les paieront tous à la fois.»

<p>108</p>

Correspondance, Lettre à Faypoult, du 11 juillet 1796 (t. I, p. 472): «Faites passer promptement à Tortone tout ce qui se trouve chez M. Balbi. L'intention du Directoire est de réunir tout à Paris pour faire une grande opération financière. J'y ferai passer trente millions.» Cf. lettres du 22 juin 1796 (t. I, p. 421). – Du 17 juin 1796, au général Meynier (t. I, p. 412).

<p>109</p>

Correspondance, Milan, 21 mai 1796. I, 310. Id., I, 311. —Id.