Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul


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et je dirigerai mon armée selon la conduite qu'on aura tenue.»

      Ces menaces épouvantèrent les Génois. Il y avait alors à Gênes, comme dans presque toutes les cités italiennes, deux partis opposés: les démocrates, qui s'appuyaient sur la France, et les aristocrates, qui comptaient sur l'Autriche et sur l'Angleterre. Les premiers appartenaient à la bourgeoisie; ils n'avaient aucune part au gouvernement, et n'en désiraient que davantage les victoires de la France, qui auraient été comme le prélude de l'introduction des principes français et par conséquent de leur participation aux affaires publiques. Les seconds étaient à la tête des affaires et ne cherchaient qu'a s'y maintenir: aussi ne désiraient-ils que les victoires des alliés, qui les confirmeraient dans la possession de leurs privilèges héréditaires. Pendant toute l'année 1796, selon que la fortune des armes sembla vacillante ou que la victoire au contraire se déclara en notre faveur, il y eut déplacement d'influence entre les deux partis. Les ambassadeurs des puissances belligérantes essayaient de faire pencher l'opinion de leur côté. À Tilly, révoqué le 4 septembre 1794, avaient succédé Villars, puis Faypoult de Maisoncelle. Ce dernier avait fait ses études à l'école militaire de Mézières, d'où il était sorti avec le grade de lieutenant du génie. De bonne heure il se prononça pour les opinions nouvelles. Ses qualités solides et son caractère conciliant lui valurent de nombreuses amitiés. Roland le nomma chef de division au ministère de l'intérieur et Garat lui confia plus tard les délicates fonctions de secrétaire général à ce même ministère. Faypoult s'était toujours strictement renfermé dans les devoirs de sa place. Frappé par le décret qui proscrivait tous les nobles, il dut chercher en province un asile ignoré et ne sortit de sa retraite qu'après le 9 thermidor. Nommé ministre plénipotentiaire à Gênes, il y joua bientôt un rôle prépondérant, et devint le chef avoué des démocrates. Bonaparte le tenait en haute estime. Plusieurs des lettres de la Correspondance lui sont adressées95. En toute occasion, il s'ouvre à lui de ses projets, et lui confie ses plus secrets desseins. Faypoult en effet allait devenir entre ses mains un merveilleux instrument de désorganisation.

      Les ambassadeurs de l'Autriche et de l'Angleterre se nommaient Girola et Drake. L'un et l'autre haïssaient la France de toute l'ardeur de leurs convictions, et ils mettaient au service de leur haine une énergie incomparable et une activité inouïe. Drake est ce même ministre anglais qui plus tard se rendit célèbre par les machinations et les complots perpétuels qu'il trama contre le premier consul. Son collègue Girola et lui s'efforçaient de donner du cœur aux aristocrates. Ils les engageaient à sortir de la neutralité, et leur promettaient, en cas de déclaration de guerre contre la France, les secours immédiats de leurs gouvernements respectifs. Comme l'aristocratie génoise, effrayée par les victoires répétées de Bonaparte, n'osait se prononcer ouvertement contre la France, ils essayèrent de lui forcer la main. Drake inventa et colporta de fausses nouvelles. À l'entendre, tantôt les Français avaient été anéantis par Wurmser ou par Allvintzy, il venait d'en recevoir la nouvelle officielle; tantôt au contraire ils étaient victorieux, et marchaient sur Gênes, disposés à s'en emparer. Tout d'abord on ajouta foi à ces mensonges intéressés; mais Drake en fut bientôt pour ses frais d'imagination, et, à l'exception de quelques nobles qui ne demandaient qu'à se laisser convaincre, il ne réussit qu'à exciter des sourires d'incrédulité. Il voulut alors parler de haut, et menaça Gênes de la bloquer, si elle persistait dans la neutralité. Ces menaces étaient sérieuses, car la flotte de Nelson croisait dans la rivière de Gênes, et, au premier signal de l'ambassadeur, pouvait arriver devant la ville; mais Gênes était en état de repousser une attaque de vive force. Depuis l'affaire de la Modeste, les forts qui l'entouraient avaient été mis en état de défense, des mercenaires avaient été enrôlés, et les milices bourgeoises avaient reçu des armes. Les menaces de Drake ne firent pas plus d'impression que ses mensonges, et les Génois continuèrent à rester neutres.

      L'ambassadeur d'Autriche, Girola, procéda avec plus d'habileté. Ses intrigues, adroitement conduites, faillirent jeter Gênes dans les bras de l'Autriche. Il existait à cette époque, enclavés dans le territoire de la République, un certain nombre de cantons, qu'on appelait les fiefs impériaux, véritables principautés qui étaient censées dépendre directement de l'Autriche, et sur lesquelles par conséquent Girola avait pleine et entière autorité. Les principaux de ces fiefs96 impériaux étaient Arquata, Tortone, Massa, Carrare et la Lunigiane. Girola voulut en faire des centres de résistance à l'influence française, et, couvert qu'il était par la neutralité génoise, non seulement il y appela tous les mécontents, mais aussi y réunit des soldats autrichiens, surtout les prisonniers qui parvenaient à s'échapper, leur envoya des armes, de l'argent, et organisa sur les derrières de l'armée française un ardent foyer de réaction. Un noble génois, le marquis de Spinola, possédait d'importantes propriétés dans l'un de ces fiefs, à Arquata. Gagné par Girola qui lui promettait monts et merveilles en cas de réussite, il souleva plusieurs milliers de paysans, et fit de sa seigneurie d'Arquata le centre de l'insurrection97. Ce mouvement pouvait, en s'étendant, devenir dangereux. Déjà tous nos traînards étaient assassinés, nos courriers arrêtés et maltraités, les petits détachements qui rejoignaient l'armée insultés et menacés. Quatre à cinq mille paysans bloquaient même dans le Montferrat quelques-unes de nos garnisons. Le général d'artillerie Dujard venait d'être tué, et les assassins, protégés par la connivence du Sénat de Gênes, se vantaient publiquement, à Novi et dans d'autres localités, du nombre de leurs victimes98.

      Aussi bien il est bon de rappeler que, de tout temps, dans les montagnes de la Ligurie, se sont maintenues des bandes armées, véritables brigands comme il s'en rencontre encore dans quelques cantons de Grèce ou de Sicile, qui pillaient amis ou ennemis, et, sûrs de l'impunité à cause de la faiblesse ou de l'apathie de Gênes ou du Piémont, étaient arrivés à se constituer régulièrement. On les nommait les Barbets. Profitant des circonstances pour couvrir du beau nom de zèle politique leurs vols éhontés, les Barbets s'étaient posés comme les défenseurs de l'indépendance nationale. Deux de leurs chefs, Ferronne et Contino, prétendus champions de la cause patriotique, mais en réalité simples mercenaires soudoyés par Girola, s'étaient joints aux bandes insurgées dans les fiefs impériaux, et rendaient difficiles les communications de Bonaparte avec la France. À plusieurs reprises, Faypoult s'était plaint au Sénat de Gênes de l'appui secret qu'il prêtait à ces insurgés et à ces bandits. On lui avait promis justice, mais les déprédations continuaient. Bonaparte résolut d'en finir; il avait eu un instant l'intention de faire arrêter Girola en pleine ville de Gênes99, mais il ne se crut pas encore assez fort pour braver aussi ouvertement la République, et préféra user de son droit et disperser les Barbets et leurs singuliers alliés. Le général Garnier, qui était à Nice, se mit à la tête d'une colonne mobile, tomba à l'improviste sur les Barbets, et tua leurs deux chefs, Ferrone et Contino; mais leur entière destruction était impossible dans ce pays accidenté et qu'ils connaissaient admirablement. Néanmoins leurs bandes furent désorganisées, et le brigandage réduit à des attaques isolées.

      Restaient les fiefs impériaux. Bonaparte chargea le général Lannes de les réduire. Un ordre du jour impitoyable fut rédigé. Toutes les communes qui n'amèneraient pas immédiatement à Tortone trois députés avec les procès-verbaux de prestation d'obéissance à la France, seraient traitées en ennemies; tous les seigneurs qui, dans les cinq jours, ne se rendraient pas de leurs personnes à Tortone pour y prêter serment, auraient leurs propriétés confisquées. Tous ceux qu'on trouverait nantis d'armes et de munitions seraient fusillés. «Toutes les cloches qui auront servi à sonner le tocsin seront descendues du clocher et brisées; vingt-quatre heures après le reçu du présent ordre, ceux qui ne l'auront pas fait, seront réputés rebelles et le feu sera mis à leur village100.» Lannes exécuta sans rémission ces ordres draconiens. Il enferma tous les conseillers municipaux des sept à huit villages compromis, et leur annonça froidement qu'ils allaient être fusillés, si, dans un quart d'heure, ils ne donnaient pas la liste des assassins de leur village. Cette liste fut donnée. Une colonne mobile était


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<p>95</p>

Ces lettres sont remarquables par le ton de confiance et d'intimité qui y règne. Voir notamment lettre du 1er avril 1797, Correspondance, t. I, p. 120.

<p>96</p>

Deux de ces fiefs repoussèrent toutes les ouvertures de Girola. Pour les récompenser, Bonaparte leur accorda une sorte d'immunité. «Il n'y sera frappé aucune réquisition, à moins d'ordres particuliers. Défense sera faite par le général en chef de l'armée d'Italie, aux différents employés de la République française, de donner aucune espèce d'ordre dans ces susdits fiefs.» Tortone, 13 juin 1796. Correspondance, t. I, p. 307.

<p>97</p>

Lettre de Bonaparte au Directoire, le 11 juin 1796. Corresp., I, 415. «Les grands chemins de Gênes à Novi ont été couverts de nos courriers et de nos soldats assassinés. Les assassins, protégés dans la République, se vantaient publiquement … du nombre d'hommes qu'ils avaient assassinés. On espérait que tant de raisons d'inquiétude ralentiraient notre marche et nous obligeraient à affaiblir notre corps d'armée.»

<p>98</p>

Voir dans la Correspondance un rapport en date de Tortone, 13 juin 1796: «Le général en chef porte plainte à la commission militaire contre le seigneur d'Arquata, M. Augustin Spinola, comme étant le chef de la rébellion qui a eu lieu à Arquata, où il a été assassiné plusieurs soldats, déchiré la cocarde tricolore, pillé les effets de la République, et arboré l'étendard impérial… Il demande que la commission militaire le juge conformément aux lois militaires…»

<p>99</p>

Lettre de Bonaparte à Faypoult (7 juin 1796). Correspondance, t. I, p. 375: «… Je suis instruit que le ministre de l'Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte et leur fait passer de la poudre et de l'argent. Si cela est, mon intention est de le faire arrêter dans Gênes même.»

<p>100</p>

Ordre du jour du 11 juin 1790. Corresp., I, 101. On peut rapprocher du cet ordre du jour la lettre du 16 juin (Correspondance, I, 410) adressée au gouverneur de Novi: «Vous donnez refuge aux brigands, les assassins sont protégés sur votre territoire; il y en a aujourd'hui dans tous les villages. Je vous requiers de faire arrêter tous les habitants des fiefs impériaux qui se trouvent aujourd'hui sur votre territoire. Vous me répondrez de l'exécution de la présente réquisition. Je ferai brûler les villes et les maisons qui donneront refuge aux assassins ou ne les arrêteront pas.»