Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul


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garde de cent hommes, que lui envoya le Doge. La maison du consul de France, La Cheise, fut pillée, et quelques Français mis à mort, entre autres Ménard, commissaire de la marine. Ce qui exalta la fureur du parti victorieux, c'est qu'on trouva dans la boutique de Morando des listes de proscription préparées à l'avance d'après les règles des conspirations classiques, et des lettres, beaucoup plus compromettantes, qui prouvaient les rapports des révolutionnaires avec l'ambassade de France.

      Une scène burlesque marqua cette triste journée du 23 mai. Les démocrates avaient donné la liberté à un Turc esclave, et lui avaient appris à crier vive le peuple! Ce Turc tombe entre les mains d'une troupe de charbonniers qui, l'entendant crier vive le peuple! le maltraitent horriblement et le forcent à crier vive Marie! Ramené, dans la confusion du combat, au milieu des démocrates, ce partisan improvisé de la Vierge est aussitôt par eux roué de coups. Le malheureux, meurtri, effaré, ne comprenant plus rien aux événements, disait que les chrétiens étaient devenus fous, et il avait raison!

      Force était donc restée à la loi, au gouvernement établi, et les démocrates, malgré l'appui secret de la France et leurs premiers succès, étaient réduits à fuir la vengeance des patriciens: mais l'incertitude où se trouvait le Sénat sur la manière dont Bonaparte recevrait ces nouvelles le jetait dans une grande perplexité. Le Doge lui écrivit une lettre pleine de soumissions et d'excuses au sujet du meurtre des Français. Bonaparte avait été déjà informé par Faypoult de ces graves événements, et il lui avait répondu113 sur-le-champ en lui enjoignant de quitter Gênes dans les vingt-quatre heures, si le Gouvernement ne lui accordait pas toutes les satisfactions qu'il exigeait. Il envoya en même temps son aide de camp Lavalette, avec une lettre insolente adressée au Doge, et qu'il devait lire en plein Sénat. Quand Lavalette se présenta à Faypoult pour lui faire part de sa mission, ce dernier lui objecta que jamais étranger n'avait paru devant le Sénat présidé par le Doge. «Il serait bien plus étrange, répondit l'aide de camp, qu'un ordre du général Bonaparte ne fût pas exécuté. Je me rendrai dans une heure au palais, et j'entrerai au Sénat sans m'occuper des formes de l'étiquette.» En effet, une demi-heure après, Lavalette était introduit, et, le sabre au côté, le poing sur la hanche, il donnait lecture de la lettre suivante, qui mérite d'être citée dans son intégralité, comme donnant la note exacte de la jactance française et de la faiblesse italienne, aux temps troublés dont nous avons essayé de retracer l'histoire114.

      «Sérénissime Doge, j'ai reçu la lettre que votre Sérénité s'est donné la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'aie reçu les renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, et dont votre Sérénité m'a donné la première nouvelle. Je suis affligé et sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore la République de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures, la République française ne peut pas l'être aux assassinats, aux voies de fait de toute espèce qui viennent de se commettre dans vos murs contre les Français. La ville de Gênes intéresse sur tant de points la République française et l'armée d'Italie, que je me trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les communications, et assurer les nombreux magasins qu'elle contient. Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait brûler la Modeste, aveuglée par un délire qui serait inconcevable, si l'on ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas, après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter tous les citoyens français portant la cocarde tricolore.

      «Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre, que je vous envoie par un de mes aides de camp, vous n'avez pas mis à la disposition du ministre de France tous les Français qui sont dans vos prisons; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent le peuple de Gênes contre les Français; si enfin vous ne désarmez pas cette populace, qui sera la première à se tourner contre vous lorsqu'elle comprendra les conséquences terribles de l'égarement où vous l'avez entraînée; le ministre de la République française sortira de Gênes et l'aristocratie aura existé.

      «Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les Français qui sont à Gênes, comme les États entiers de la République me répondront de leurs propriétés.

      «Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et à la considération distinguée que j'ai pour la personne de votre Sérénité.»

      Tel était le langage superbe et injurieux de Bonaparte à un gouvernement respectable par son antiquité, et au chef d'un peuple brave et généreux. Il y eut un moment de fureur, mais trop court, dans l'assemblée. Les vieux souvenirs des temps héroïques se réveillèrent. Ci batteremo. Eh bien! nous nous battrons! s'écria un sénateur: mais cet appel aux nobles passions du cœur humain resta sans écho. Au contraire, on eût dit que les sénateurs génois avaient peur du courage de l'un d'entre eux, car ils ne songèrent plus qu'à obéir. Lavalette alla lui-même délivrer les prisonniers français qui s'attendaient à être massacrés, et les fit conduire par des officiers génois jusqu'à l'hôtel de l'ambassade, à travers les rangs pressés d'une foule qui commençait à trembler de son audace. Il demanda et obtint l'élargissement des prisonniers cisalpins, qui, pourtant, étaient venus tout exprès à Gênes pour y renverser le gouvernement, et avaient été pris les armes à la main. Enfin, il fit procéder au désarmement général. Le Sénat se prêta sans résistance à cette dernière mesure, car il craignait de se trouver à la merci d'un soulèvement populaire. Il promit même une gratification de deux livres à tous ceux qui reporteraient leurs armes au dépôt militaire; mais, quand il fallut livrer à la vengeance de Bonaparte Grimaldi et Spinola, les inquisiteurs d'État qui pourtant n'avaient fait que leur devoir en essayant de soutenir le gouvernement établi; quand il fallut se résigner à la honte d'abandonner Cataneo, le sénateur qui s'était mis à la tête des charbonniers et des portefaix, l'humiliation fut profonde, et les regrets amers. Il est vrai que tout le monde avait le sentiment de l'impuissance absolue de la République. Deux divisions françaises115 étaient déjà en marche contre Gênes. Le temps était passé de la résistance. Les patriciens génois s'inclinèrent devant la force brutale, et acceptèrent toutes les exigences de ce vainqueur sans combat.

      Aussi bien le but principal de ces menaces n'était pas la libération de quelques détenus ou l'emprisonnement de trois magistrats. Dans la pensée de Bonaparte, ce n'étaient là que les côtés secondaires de la question. Ce qu'il voulait surtout, c'était un changement de gouvernement, c'était la substitution de la démocratie à l'aristocratie. Ses agents, Faypoult surtout, insistaient auprès du Sénat génois et l'engageaient à faire des concessions démocratiques, et à ouvrir une porte aux idées de réforme, s'ils ne voulaient être entraînés par elles. Ces exhortations, vivement présentées, produisirent un effet immédiat. À la vérité, le plus grand nombre des Sénateurs redoutaient ces concessions, qui ne leur rapporteraient que mépris et persécutions; l'exemple de Venise les terrifiait. Quelques-uns d'entre eux pensaient au contraire qu'une réforme était indispensable, et ils l'aimaient mieux, rédigée par Bonaparte qu'imposée par la faction démocratique. Le Sénat restait donc indécis, et il se complaisait dans cette incertitude, suivant l'habitude de tous les gouvernements séniles qui s'attachent à tout prix au statu quo. Mais les divisions françaises de Rusca et de Serrurier s'approchaient de Gênes. D'autres troupes s'ébranlaient de Crémone pour les appuyer en cas de besoin. Les démocrates116, encouragés par la présence de nos troupes, relevaient la tête, et déjà reprenaient confiance. À Finale, à Savone, à Porto-Maurizio, ils avaient déjà planté des arbres de liberté, en sorte que, menacés par un parti puissant, entourés de soldats étrangers, harcelés par les agents du Directoire ou les lieutenants de Bonaparte, les sénateurs génois n'avaient même plus la liberté de délibérer. Ils se résignèrent donc à envoyer à Bonaparte trois d'entre eux, Cambiaso, Carbonaro et Serra, trois patriotes éclairés et fort estimés. En même temps, ils expédièrent à Paris Rivarola, en lui recommandant, puisqu'il fallait se plier à la nécessité, de faire en sorte que l'ancienne forme de gouvernement


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<p>113</p>

Correspondance, t. III, p. 75. Mombello, 27 mai 1797: «Les puissances de l'Italie se joueront-elles donc toujours de notre sang? Je vous requiers, si, vingt-quatre heures après que mon aide de camp aura lu la présente lettre au Doge, les conditions n'en sont pas remplies dans tous ses détails, de sortir sur-le-champ de Gênes et de vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de prévenir les Français établis à Gênes, qui auraient des craintes, qu'ils cherchent à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie veut nous faire la guerre, il vaut mieux qu'elle se déclare actuellement que dans toute autre circonstance. Elle ne vivra pas dix jours.» – Cf. nouvelle lettre à Faypoult, du 29 mai 1797 (Corresp., III, 80). – Cf. la lettre écrite au Directoire, de Mombello, le 30 mai 1797, pour le mettre au courant de l'émeute du 21-23 mai, et lui annoncer une sévère répression, T. III, p. 81: «Les petites puissances d'Italie sont accoutumées depuis sept ans à vilipender les Français, à les laisser assassiner dans les rues et à n'avoir pour eux aucune espèce de considération ni de justice. Ce ne sera que par des exemples sévères, que par une attention soutenue du Gouvernement français pour faire punir les hommes qui, dans les différents États, prêchent la populace contre nous, que l'on parviendra à revêtir les citoyens français des mêmes égards que l'on a eus pour les sujets des autres puissances.» Lavalette. Mémoires.

<p>114</p>

Correspondance, t. III, p. 75, Mombello, 27 mai 1797. – Cf. t. III, p. 84, Lettre du 1er juin 1797, adressée au Directoire pour lui annoncer qu'il va «faire peur» au Gouvernement génois, et lettre du 3 juin (t. III, p. 90) où il rend compte de la mission de Lavalette.

<p>115</p>

Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 1er Juin 1797 (Corresp., t. III, p. 81) «Aujourd'hui arrivent à Tortone 3 à 4,000 hommes que j'y ai envoyés. Je les ferai soutenir au besoin par les 8,000 Piémontais qui sont à Novare, comme nous en sommes convenus avec l'envoyé du roi de Sardaigne.»

<p>116</p>

Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 3 juin 1797 (Correspondance, t. III, p. 90): «Mon aide de camp Lavalette a trouvé le peuple de Gênes extrêmement divisé. Les charbonniers et les portefaix ameutés, payés et armés par le Sénat, paraissent animés au dernier point contre les Français; le reste du peuple, spécialement les négociants et les marchands, extrêmement bien disposés pour la République Française, dont ils espèrent quelques modifications dans leur gouvernement.»