Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul
maintenir l'ordre: aussi penchait-il vers les idées modérées et confiait-il volontiers la direction des affaires à ceux qui, par raison plutôt que par sympathie, acceptaient les réformes et raisonnaient leur adhésion. Le 5 juin fut signé un traité provisoire117. Le gouvernement devait appartenir dorénavant au peuple tout entier, et non plus seulement aux nobles, c'est-à-dire que le dogme de la souveraineté nationale était proclamé. Le pouvoir législatif était confié à deux Chambres de 300 et de 500 membres; le pouvoir exécutif à 12 sénateurs présidés par un Doge. À partir du 14 juin118, un gouvernement provisoire de 22 membres, sous la présidence du Doge, serait institué pour ménager la transition, et une commission spéciale réglerait les détails de la nouvelle Constitution. Des articles spéciaux garantissaient le libre exercice de la religion catholique, la franchise du port de Gênes, la dette publique et la banque de Saint-Georges. La France accordait en outre le respect du territoire, et, sauf indemnité pour les Français insultés ou lésés dans les journées du 22 et du 23 mai, amnistie pleine et entière. Certes, ces modifications étaient de tous points excellentes, car le principe de l'égalité devant la loi était admis, les privilèges surannés disparaissaient, mais le principe de l'autorité était respecté et la licence comprimée. Pourtant les exaltés du parti démocratique ne se contentèrent pas de ces réformes.
La nouvelle du traité de Mombello ne fut connue à Gênes que le 14 juin. Les rues et les places publiques sont aussitôt encombrées par la foule, qui pousse des cris de joie en apprenant la chute de l'aristocratie. Des arbres de liberté sont dressés sur les places publiques119. Les cocardes tricolores sont également arborées. Quelques dames avaient préparé des bonnets à trois couleurs, qu'elles appelaient bonnets de liberté: elles les distribuèrent aux démocrates, qui s'en parèrent avec bonheur. Morando ne se sentait plus d'aise. Vitaliani haranguait la multitude, et l'excitait à crier vive la liberté! Bientôt commencèrent les excès, car l'imitation servile des tragi-comédies jacobines prévalut. La foule, guidée par Morando et Vitaliani, se porta au palais Ducal, afin de brûler le livre d'or, soigneusement déposé dans une chambre d'où il ne sortait que pour recevoir l'inscription d'une famille récemment anoblie. Ce n'était à vrai dire qu'une sorte d'almanach de la noblesse. On s'en empara après avoir brisé toutes les portes, et on le brûla sur la place d'Acqua Verde. On descendit même jusqu'à la puérilité; car on perça à coups de baïonnette ou de sabre cet emblème innocent. En même temps le peuple brûla la chaise à porteur du Doge, l'urne au scrutin du Sénat, et quelques instruments à l'usage des patriciens. On croyait ainsi tuer l'aristocratie120.
Une action autrement blâmable fut de renverser et de briser, dans la cour du palais Ducal, la statue d'André Doria, élevée par la reconnaissance des anciens Génois à la mémoire et aux vertus de ce citoyen éminent. On en suspendit la tête et les bras à l'arbre de la liberté, et les autres morceaux furent jetés dans les égouts121. Que présageaient aux vivants les outrages dirigés contre les morts illustres, et l'oubli des services éminents rendus à la patrie? Bonaparte, et cet acte l'honore, rougit de cette lâcheté et rappela les Génois au sentiment de la pudeur en leur adressant la lettre suivante: «Citoyens, j'apprends avec le plus grand déplaisir que, dans un moment de chaleur, l'on a renversé la statue d'André Doria. André Doria fut grand marin, et homme d'État. L'aristocratie était la liberté de son temps. L'Europe entière envie à votre ville le précieux avantage d'avoir donné le jour à cet homme célèbre. Vous vous empresserez, je n'en doute pas, à relever sa statue. Je vous prie de vouloir m'inscrire pour supporter une partie des frais que cela occasionnera, et que je désire partager avec les citoyens les plus zélés pour la gloire et pour le bonheur de votre patrie122.»
Aussi bien Bonaparte s'inquiétait de l'opinion publique et prenait à son égard des ménagements infinis. Il écrivait123 à Faypoult, en le priant d'engager Poussielgue, qui maniait facilement la plume, à composer une relation de la révolution de Gênes: «Ce n'est que parce que les patriotes et les gens sages n'écrivent jamais, ajoutait-il, que l'on livre l'opinion à un tas de misérables stipendiés qui la pervertissent et tuent l'esprit public.» Une pareille invitation était un ordre auquel se conforma Poussielgue. Il composa donc la relation de la révolution de Gênes, et en envoya un exemplaire à Bonaparte qui le remercia de son attention, et écrivit tout de suite à Faypoult en le priant d'acheter pour son compte cinq cents exemplaires, non pas tant pour encourager l'auteur que pour répandre un écrit qui expliquait et justifiait son intervention à Gênes. Ingénieux et précis dans ses instructions, il recommandait en même temps à Faypoult de distribuer ces cinq cents exemplaires de façon à contenter tout le monde: «Vous m'en enverrez directement cent, lui disait-il124, et cent autres au citoyen Girardin, libraire au Palais-Royal, sans aucune espèce de lettre d'envoi. Je vous prie d'envoyer les trois cents autres à tous nos ministres en Europe, à tous les ministres des affaires étrangères des gouvernements italiens, aux membres les plus marquants de tous les partis du conseil des Cinq Cents, des Deux Cent Cinquante, au Congrès des Grisons, aux principaux cantons de la Suisse, et à nos principaux consuls en Espagne.»
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