Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 2. Baron Gaspard Gourgaud
Lorsque l'ennemi s'était aperçu qu'il avait affaire à toute l'armée française, il avait craint un engagement général; et il s'était reployé sur la rive gauche du Mincio, ne conservant, sur la droite, que Goîto et Borghetto. Le résultat des pertes des Autrichiens, sur toute la ligne, fut de 5 à 600 hommes prisonniers. Le quartier-général des Français fut placé à Mozembano.
Il fallait, le jour même, jeter des ponts sur le Mincio, le franchir, et poursuivre l'ennemi. Une rivière d'aussi peu de largeur, est un léger obstacle, lorsqu'on a une position qui domine la rive opposée, et que, de là, la mitraille des batteries dépasse au loin l'autre rive. A Mozembano, au moulin de la Volta, l'artillerie peut battre l'autre rive à une grande distance, sans que l'ennemi puisse trouver une position avantageuse pour l'établissement de ses batteries. Alors le passage n'est réellement rien; l'ennemi ne peut pas même voir le Mincio, qui, semblable à un fossé de fortification, couvre les batteries de toute attaque.
Dans la guerre de siége, comme dans celle de campagne, c'est le canon qui joue le principal rôle; il a fait une révolution totale. Les hauts remparts en maçonnerie ont dû être abandonnés pour les feux rasants et recouverts par des masses de terre. L'usage de se retrancher chaque jour, en établissant un camp, et de se trouver en sûreté derrière de mauvais pieux, plantés à côté les uns des autres, a dû être aussi abandonné.
Du moment où l'on est maître d'une position qui domine la rive opposée, si elle a assez d'étendue pour que l'on puisse y placer un bon nombre de pièces de canon, on acquiert bien des facilités pour le passage de la rivière. Cependant, si la rivière a de deux cents à cinq cents toises de large, l'avantage est bien moindre; parce que votre mitraille n'arrivant plus sur l'autre rive, et l'éloignement permettant à l'ennemi de se défiler facilement, les troupes, qui défendent le passage, ont la faculté de s'enterrer dans des boyaux, qui les mettent à l'abri du feu de la rive opposée. Si les grenadiers, chargés de passer pour protéger la construction du pont, parviennent à surmonter cet obstacle, ils sont écrasés par la mitraille de l'ennemi, qui, placé à deux cents toises du débouché du pont, est à portée de faire un feu très-meurtrier, et est cependant éloigné de quatre ou cinq cents toises des batteries de l'armée qui veut passer; de sorte que l'avantage du canon est tout entier pour lui. Aussi, dans ce cas, le passage n'est-il possible, que lorsqu'on parvient à surprendre complètement l'ennemi, et qu'on est favorisé par une île intermédiaire, ou par un rentrant très-prononcé, qui permet d'établir des batteries croisant leurs feux sur la gorge. Cette île ou ce rentrant forme alors une tête de pont naturelle, et donne tout l'avantage de l'artillerie à l'armée qui attaque.
Quand une rivière a moins de soixante toises, les troupes qui sont jetées sur l'autre bord, protégées par une grande supériorité d'artillerie et par le grand commandement que doit avoir la rive où elle est placée, se trouvent avoir tant d'avantage, que, pour peu que la rivière forme un rentrant, il est impossible d'empêcher l'établissement du pont. Dans ce cas, les plus habiles généraux se sont contentés, lorsqu'ils ont pu prévoir le projet de leur ennemi, et arriver avec leur armée sur le point de passage, de s'opposer au passage du pont, qui est un vrai défilé, en se plaçant en demi-cercle alentour, et en se défilant du feu de la rive opposée, à trois ou quatre cents toises de ses hauteurs. C'est la manœuvre que fit Vendôme, pour empêcher Eugène de profiter de son pont de Cassano.
Le général français décida de passer le Mincio le 24 décembre, et il choisit pour points de passage, ceux de Mozembano et de Molino della Volta, distants de deux lieues l'un de l'autre. Sur ces deux points, le Mincio n'étant rien, il ne faut considérer que le plan général de la bataille. Était-il à propos de se diviser entre Mozembano et Molino? L'ennemi occupait la hauteur de Valleggio et la tête de pont de Borghetto. La jonction des troupes, qui auraient effectué les deux passages, pouvait donc éprouver des obstacles et être incertaine. L'ennemi pouvait lui-même sortir par Borghetto, et mettre de la confusion dans l'une de ces attaques. Ainsi il était plus conforme aux règles de la guerre, de passer sur un seul point, afin d'être sûr d'avoir toujours ses troupes réunies. Dans ce cas, lequel des deux passages fallait-il préférer?
Celui de Mozembano avait l'avantage d'être plus près de Vérone; la position était beaucoup meilleure. L'armée ayant donc passé à Mozembano, sur trois ponts éloignés l'un de l'autre de deux à trois cents toises, ne devait point avoir d'inquiétude pour sa retraite, parce que sa droite et sa gauche étaient constamment appuyées au Mincio, et flanquées par les batteries qu'on pouvait établir sur la rive droite. Mais Bellegarde, qui l'avait parfaitement senti, avait occupé, par une forte redoute, les deux points de Valleggio et de Salionzo. Ces deux points, situés au coude du Mincio, forment avec le point de passage, un triangle équilatéral de trois mille toises de côté. L'armée autrichienne venant à appuyer sa gauche à Valleggio, sa droite à Salionzo, se trouvait occuper la corde, et sa droite et sa gauche étaient parfaitement appuyées. Elle ne pouvait pas être tournée; mais sa ligne de bataille était de 3,000 toises. Brune ne pouvait donc espérer que de percer son centre; opération souvent difficile, et qui exige une grande vigueur et beaucoup de troupes réunies.
Le point de Molino della Volta était moins avantageux. Si l'on eût été battu, il y aurait eu plus de difficultés pour la retraite; car Pozzolo domine la rive droite. Mais dans cette position, l'ennemi n'aurait pas eu l'avantage d'avoir ses ailes appuyées par des ouvrages de fortification.
En faisant un passage à Mozembano, le général français, trouvait sur sa droite les hauteurs de Valleggio, qui étaient fortement retranchées, et sur sa gauche, celles de Salionzo, occupées également par de bons ouvrages. L'armée française, en voulant déboucher, se trouvait dans un rentrant, en butte aux feux convergents de l'artillerie ennemie, et ayant devant elle l'armée autrichienne, appuyée, par sa droite et sa gauche, à ces deux fortes positions. D'un autre côté, le corps, qui passait à la Volta, avait sa droite à une lieue et demie de Goîto, place fortifiée sur la rive droite, et à une lieue, sur sa gauche, Borghetto et Valleggio.
Il fut cependant résolu que l'aile droite passerait à la Volta, tandis que le reste de l'armée passerait à Mozembano.
Le général Dupont, arrivé à Molino della Volta à la pointe du jour, construisit des ponts, et fit passer ses divisions. Il s'empara du village de Pozzolo, où il établit sa droite; et sa gauche appuyée au Mincio, fut placée vis-à-vis de Molino, et protégée par le feu de l'artillerie des hauteurs de la rive droite, qui dominent toute la plaine. Une digue augmentait encore la force de cette gauche. Lors du passage, l'ennemi était peu nombreux. Sur les dix heures, le général Dupont apprit que le passage que le général Brune devait effectuer devant Mozembano, était remis au lendemain. Le général Dupont aurait dû sur-le-champ faire repasser sur la rive droite, la masse de ses troupes, en ne laissant, sur la rive gauche, que quelques bataillons, pour y établir une tête de pont, sous la protection de ses batteries. D'ailleurs, la position était telle, que l'ennemi ne pouvait approcher jusqu'au pont. Cette opération aurait eu tout l'avantage d'une fausse attaque, aurait partagé l'attention de l'ennemi. L'on aurait pu, à la pointe du jour, avoir forcé la ligne de Valleggio à Salionzo, avant que toute l'armée ennemie n'y eût été réunie. Le général Dupont resta cependant dans sa position sur la rive gauche. Bellegarde, profitant de l'avantage que lui donnait son camp retranché de Valleggio et de Salionzo, marcha avec ses réserves contre l'aile droite. On se battit sur ce point, avec beaucoup d'opiniâtreté; les généraux Suchet et Davoust accoururent au secours du général Dupont; et un combat très-sanglant, où les troupes déployèrent la plus grande valeur, eut lieu sur ce point, entre 20 à 25,000 Français, et 40 à 45,000 Autrichiens, dans l'arrondissement d'une armée qui, sur un champ de bataille de trente lieues carrées, avait 80,000 Français contre 60,000 Autrichiens. C'est au village de Pozzolo que se passa l'action la plus vive; la gauche, protégée par le feu de l'artillerie de la rive droite et par la digue, était plus difficile à attaquer. Pozzolo, pris et repris alternativement par les Autrichiens et par les Français, resta enfin à ces derniers. Mais il leur en coûta bien cher; ils y perdirent l'élite de trois divisions, et éprouvèrent au moins autant de mal que l'ennemi. La bravoure des Français fut mal employée; et le sang de ces braves ne servit qu'à réparer les fautes du général en chef, et celles causées par l'ambition inconsidérée de ses lieutenants-généraux. Le