La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04 - Honore de Balzac


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mon fiston, lui dit monsieur Postel, le véritable type du boutiquier de province. Comment va notre petite santé? Moi, je viens de faire une expérience sur la mélasse, mais il aurait fallu votre père pour trouver ce que je cherche. C'était un fameux homme, celui-là! Si j'avais connu son secret contre la goutte, nous roulerions tous deux carrosse aujourd'hui!

      Il ne se passait pas de semaine que le pharmacien, aussi bête qu'il était bon homme, ne donnât un coup de poignard à Lucien, en lui parlant de la fatale discrétion que son père avait gardée sur sa découverte.

      — C'est un grand malheur, répondit brièvement Lucien qui commençait à trouver l'élève de son père prodigieusement commun après l'avoir souvent béni; car plus d'une fois l'honnête Postel avait secouru la veuve et les enfants de son maître.

      — Qu'avez-vous donc? demanda monsieur Postel en posant son éprouvette sur la table du laboratoire.

      — Est-il venu quelque lettre pour moi?

      — Oui, une qui flaire comme baume! elle est auprès de mon pupitre sur le comptoir.

      La lettre de madame de Bargeton mêlée aux bocaux de la pharmacie! Lucien s'élança dans la boutique.

      — Dépêche-toi, Lucien! ton dîner t'attend depuis une heure, il sera froid, cria doucement une jolie voix à travers une fenêtre entr'ouverte et que Lucien n'entendit pas.

      — Il est toqué, votre frère, mademoiselle, dit Postel en levant le nez.

      Ce célibataire, assez semblable à une petite tonne d'eau-de-vie sur laquelle la fantaisie d'un peintre aurait mis une grosse figure grêlée de petite vérole et rougeaude, prit en regardant Ève un air cérémonieux et agréable qui prouvait qu'il pensait à épouser la fille de son prédécesseur, sans pouvoir mettre fin au combat que l'amour et l'intérêt se livraient dans son cœur. Aussi disait-il souvent à Lucien en souriant la phrase qu'il lui redit quand le jeune homme repassa près de lui: — Elle est fameusement jolie, votre sœur! Vous n'êtes pas mal non plus! Votre père faisait tout bien.

      Ève était une grande brune, aux cheveux noirs, aux yeux bleus. Quoiqu'elle offrît les symptômes d'un caractère viril, elle était douce, tendre et dévouée. Sa candeur, sa naïveté, sa tranquille résignation à une vie laborieuse, sa sagesse que nulle médisance n'attaquait, avaient dû séduire David Séchard. Aussi, depuis leur première entrevue, une sourde et simple passion s'était-elle émue entre eux, à l'allemande, sans manifestations bruyantes ni déclarations empressées. Chacun d'eux avait pensé secrètement à l'autre, comme s'ils eussent été séparés par quelque mari jaloux que ce sentiment aurait offensé. Tous deux se cachaient de Lucien, à qui peut-être ils croyaient porter quelque dommage. David avait peur de ne pas plaire à Ève, qui, de son côté, se laissait aller aux timidités de l'indigence. Une véritable ouvrière aurait eu de la hardiesse, mais une enfant bien élevée et déchue se conformait à sa triste fortune. Modeste en apparence, fière en réalité, Ève ne voulait pas courir sus au fils d'un homme qui passait pour riche. En ce moment, les gens au fait de la valeur croissante des propriétés, estimaient à plus de quatre-vingt mille francs le domaine de Marsac, sans compter les terres que le vieux Séchard, riche d'économies, heureux à la récolte, habile à la vente, devait y joindre en guettant les occasions. David était peut-être la seule personne qui ne sût rien de la fortune de son père. Pour lui, Marsac était une bicoque achetée en 1810 quinze ou seize mille francs, où il allait une fois par an au temps des vendanges, et où son père le promenait à travers les vignes, en lui vantant des récoltes que l'imprimeur ne voyait jamais, et dont il se souciait fort peu. L'amour d'un savant habitué à la solitude et qui grandit encore les sentiments en s'en exagérant les difficultés, voulait être encouragé; car, pour David, Ève était une femme plus imposante que ne l'est une grande dame pour un simple clerc. Gauche et inquiet près de son idole, aussi pressé de partir que d'arriver, l'imprimeur contenait sa passion au lieu de l'exprimer. Souvent, le soir, après avoir forgé quelque prétexte pour consulter Lucien, il descendait de la place du Mûrier jusqu'à l'Houmeau, par la porte Palet; mais en atteignant la porte verte à barreaux de fer, il s'enfuyait, craignant de venir trop tard ou de paraître importun à Ève qui sans doute était couchée. Quoique ce grand amour ne se révélât que par de petites choses, Ève l'avait bien compris; elle était flattée sans orgueil de se voir l'objet du profond respect empreint dans les regards, dans les paroles, dans les manières de David; mais la plus grande séduction de l'imprimeur était son fanatisme pour Lucien: il avait deviné le meilleur moyen de plaire à Ève. Pour dire en quoi les muettes délices de cet amour différaient des passions tumultueuses, il faudrait le comparer aux fleurs champêtres opposées aux éclatantes fleurs des parterres. C'était des regards doux et délicats comme les lotos bleus qui nagent sur les eaux, des expressions fugitives comme les faibles parfums de l'églantine, des mélancolies tendres comme le velours des mousses; fleurs de deux belles âmes qui naissent d'une terre riche, féconde, immuable. Ève avait plusieurs fois déjà deviné la force cachée sous cette faiblesse; elle tenait si bien compte à David de tout ce qu'il n'osait pas, que le plus léger incident pouvait amener une plus intime union de leurs âmes.

      Lucien trouva la porte ouverte par Ève, et s'assit, sans lui rien dire, à une petite table posée sur un X, sans linge, où son couvert était mis. Le pauvre petit ménage ne possédait que trois couverts d'argent, Ève les employait tous pour le frère chéri.

      — Que lis-tu donc là? dit-elle après avoir mis sur la table un plat qu'elle retira du feu, et après avoir éteint son fourneau mobile en le couvrant de l'étouffoir.

      Lucien ne répondit pas. Ève prit une petite assiette coquettement arrangée avec des feuilles de vigne, et la mit sur la table avec une jatte pleine de crème.

      — Tiens, Lucien, je t'ai eu des fraises.

      Lucien prêtait tant d'attention à sa lecture qu'il n'entendit point. Ève vint alors s'asseoir près de lui, sans laisser échapper un murmure; car il entre dans le sentiment d'une sœur pour son frère un plaisir immense à être traitée sans façon.

      — Mais qu'as-tu donc? s'écria-t-elle en voyant briller des larmes dans les yeux de son frère.

      — Rien, rien, Ève, dit-il en la prenant par la taille, l'attirant à lui, la baisant au front et sur les cheveux, puis sur le cou, avec une effervescence surprenante.

      — Tu te caches de moi.

      — Eh! bien, elle m'aime.

      — Je savais bien que ce n'était pas moi que tu embrassais, dit d'un ton boudeur la pauvre sœur en rougissant.

      — Nous serons tous heureux, s'écria Lucien en avalant son potage à grandes cuillerées.

      — Nous? répéta Ève. Inspiré par le même pressentiment qui s'était emparé de David, elle ajouta: — Tu vas nous aimer moins!

      — Comment peux-tu croire cela, si tu me connais?

      Ève lui tendit la main pour presser la sienne; puis elle ôta l'assiette vide, la soupière en terre brune, et avança le plat qu'elle avait fait. Au lieu de manger, Lucien relut la lettre de madame de Bargeton, que la discrète Ève ne demanda point à voir, tant elle avait de respect pour son frère: s'il voulait la lui communiquer, elle devait attendre; et s'il ne le voulait pas, pouvait-elle l'exiger? Elle attendit. Voici cette lettre.

      «Mon ami, pourquoi refuserais-je à votre frère en science l'appui que je vous ai prêté? A mes yeux, les talents ont des droits égaux; mais vous ignorez les préjugés des personnes qui composent ma société. Nous ne ferons pas reconnaître l'anoblissement de l'esprit à ceux qui sont l'aristocratie de l'ignorance. Si je ne suis pas assez puissante pour leur imposer monsieur David Séchard, je vous ferai volontiers le sacrifice de ces pauvres gens. Ce sera comme une hécatombe antique. Mais, cher ami, vous ne voulez sans doute pas me faire accepter la compagnie d'une personne dont l'esprit ou les manières pourraient ne pas me plaire. Vos flatteries m'ont appris combien l'amitié s'aveugle facilement! m'en voudrez-vous, si je mets à mon consentement


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