La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04 - Honore de Balzac


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Louise de Nègrepelisse?»

      Lucien ignorait avec quel art le oui s'emploie dans le beau monde pour arriver au non, et le non pour amener un oui. Cette lettre fut un triomphe pour lui. David irait chez madame de Bargeton, il y brillerait de la majesté de génie. Dans l'ivresse que lui causait une victoire qui lui fit croire à la puissance de son ascendant sur les hommes, il prit une attitude si fière, tant d'espérances se reflétèrent sur son visage en y produisant un éclat radieux, que sa sœur ne put s'empêcher de lui dire qu'il était beau.

      — Si elle a de l'esprit, elle doit bien t'aimer, cette femme! Et alors ce soir elle sera chagrine, car toutes les femmes vont te faire mille coquetteries. Tu seras bien beau en lisant ton Saint Jean dans Pathmos! Je voudrais être souris pour me glisser là! Viens, j'ai apprêté ta toilette dans la chambre de notre mère.

      Cette chambre était celle d'une misère décente. Il s'y trouvait un lit en noyer, garni de rideaux blancs, et au bas duquel s'étendait un maigre tapis vert. Puis une commode à dessus de bois, ornée d'un miroir, et des chaises en noyer complétaient le mobilier. Sur la cheminée, une pendule rappelait les jours de l'ancienne aisance disparue. La fenêtre avait des rideaux blancs. Les murs étaient tendus d'un papier gris à fleurs grises. Le carreau, mis en couleur et frotté par Ève, brillait de propreté. Au milieu de cette chambre était un guéridon où, sur un plateau rouge à rosaces dorées, se voyaient trois tasses et un sucrier en porcelaine de Limoges. Ève couchait dans un cabinet contigu qui contenait un lit étroit, une vieille bergère et une table à ouvrage près de la fenêtre. L'exiguïté de cette cabine de marin exigeait que la porte vitrée restât toujours ouverte, afin d'y donner de l'air. Malgré la détresse qui se révélait dans les choses, la modestie d'une vie studieuse respirait là. Pour ceux qui connaissaient la mère et ses deux enfants, ce spectacle offrait d'attendrissantes harmonies.

      Lucien mettait sa cravate quand le pas de David se fit entendre dans la petite cour, et l'imprimeur parut aussitôt avec la démarche et les façons d'un homme pressé d'arriver.

      — Eh! bien, David, s'écria l'ambitieux, nous triomphons! elle m'aime! tu iras.

      — Non, dit l'imprimeur d'un air confus, je viens te remercier de cette preuve d'amitié qui m'a fait faire de sérieuses réflexions. Ma vie, à moi, Lucien, est arrêtée. Je suis David Séchard, imprimeur du roi à Angoulême, et dont le nom se lit sur tous les murs au bas des affiches. Pour les personnes de cette caste, je suis un artisan, un négociant, si tu veux, mais un industriel établi en boutique, rue de Beaulieu, au coin de la place du Mûrier. Je n'ai encore ni la fortune d'un Keller, ni le renom d'un Desplein, deux sortes de puissances que les nobles essaient encore de nier, mais qui, je suis d'accord avec eux en ceci, ne sont rien sans le savoir-vivre et les manières du gentilhomme. Par quoi puis-je légitimer cette subite élévation? Je me ferais moquer de moi par les bourgeois autant que par les nobles. Toi, tu te trouves dans une situation différente. Un prote n'est engagé à rien. Tu travailles à acquérir des connaissances indispensables pour réussir, tu peux expliquer tes occupations actuelles par ton avenir. D'ailleurs tu peux demain entreprendre autre chose, étudier le Droit, la diplomatie, entrer dans l'Administration. Enfin tu n'es ni chiffré ni casé. Profite de ta virginité sociale, marche seul et mets la main sur les honneurs! Savoure joyeusement tous les plaisirs, même ceux que procure la vanité. Sois heureux, je jouirai de tes succès, tu seras un second moi-même. Oui, ma pensée me permettra de vivre de ta vie. A toi les fêtes, l'éclat du monde et les rapides ressorts de ses intrigues. A moi la vie sobre, laborieuse du commerçant, et les lentes occupations de la science. Tu seras notre aristocratie, dit-il en regardant Ève. Quand tu chancelleras, tu trouveras mon bras pour te soutenir. Si tu as à te plaindre de quelque trahison, tu pourras te réfugier dans nos cœurs, tu y trouveras un amour inaltérable. La protection, la faveur, le bon vouloir des gens, divisés sur deux têtes, pourraient se lasser, nous nous nuirions à deux; marche devant, tu me remorqueras s'il le faut. Loin de t'envier, je me consacre à toi. Ce que tu viens de faire pour moi, en risquant de perdre ta bienfaitrice, ta maîtresse peut-être, plutôt que de m'abandonner, que de me renier, cette simple chose, si grande, eh! bien, Lucien, elle me lierait à jamais à toi, si nous n'étions pas déjà comme deux frères. N'aie ni remords ni soucis de paraître prendre la plus forte part. Ce partage à la Montgommery est dans mes goûts. Enfin, quand tu me causerais quelques tourments, qui sait si je ne serais pas toujours ton obligé? En disant ces mots, il coula le plus timide des regards vers Ève, qui avait les yeux pleins de larmes, car elle devinait tout. — Enfin, dit-il à Lucien étonné, tu es bien fait, tu as une jolie taille, tu portes bien tes habits, tu as l'air d'un gentilhomme dans ton habit bleu à boutons jaunes, avec un simple pantalon de nankin; moi, j'aurais l'air d'un ouvrier au milieu de ce monde, je serais gauche, gêné, je dirai des sottises ou je ne dirais rien du tout: toi, tu peux, pour obéir au préjugé des noms, prendre celui de ta mère, te faire appeler Lucien de Rubempré; moi, je suis et serai toujours David Séchard. Tout te sert et tout me nuit dans le monde où tu vas. Tu es fait pour y réussir. Les femmes adoreront ta figure d'ange. N'est-ce pas, Ève?

      Lucien sauta au cou de David et l'embrassa. Cette modestie coupait court à bien des doutes, à bien des difficultés. Comment n'eût-il pas redoublé de tendresse pour un homme qui arrivait à faire par amitié les mêmes réflexions qu'il venait de faire par ambition? L'ambitieux et l'amoureux sentaient la route aplanie, le cœur du jeune homme et de l'ami s'épanouissait. Ce fut un de ces moments rares dans la vie où toutes les forces sont doucement tendues, où toutes les cordes vibrent en rendant des sons pleins. Mais cette sagesse d'une belle âme excitait encore en Lucien la tendance qui porte l'homme à tout rapporter à lui. Nous disons tous, plus ou moins, comme Louis XIV: L'État, c'est moi! L'exclusive tendresse de sa mère et de sa sœur, le dévouement de David, l'habitude qu'il avait de se voir l'objet des efforts secrets de ces trois êtres, lui donnaient les vices de l'enfant de famille, engendraient en lui cet égoïsme qui dévore le noble, et que madame de Bargeton caressait en l'incitant à oublier ses obligations envers sa sœur, sa mère et David. Il n'en était rien encore; mais n'y avait-il pas à craindre, qu'en étendant autour de lui le cercle de son ambition, il fût contraint de ne penser qu'à lui pour s'y maintenir?

      Cette émotion passée, David fit observer à Lucien que son poème de Saint Jean dans Pathmos était peut-être trop biblique pour être lu devant un monde à qui la poésie apocalyptique devait être peu familière. Lucien, qui se produisait devant le public le plus difficile de la Charente, parut inquiet. David lui conseilla d'emporter André de Chénier, et de remplacer un plaisir douteux pour un plaisir certain. Lucien lisait en perfection, il plairait nécessairement et montrerait une modestie qui le servirait sans doute. Comme la plupart des jeunes gens, ils donnaient aux gens du monde leur intelligence et leurs vertus. Si la jeunesse, qui n'a pas encore failli, est sans indulgence pour les fautes des autres, elle leur prête aussi ses magnifiques croyances. Il faut en effet avoir bien expérimenté la vie avant de reconnaître que, suivant un beau mot de Raphaël, comprendre c'est égaler. En général, le sens nécessaire à l'intelligence de la poésie est rare en France, où l'esprit dessèche promptement la source des saintes larmes de l'extase, où personne ne veut prendre la peine de défricher le sublime, de le sonder pour en percevoir l'infini. Lucien allait faire sa première expérience des ignorances et des froideurs mondaines! Il passa chez David pour y prendre le volume de poésie.

      Quand les deux amants furent seuls, David se trouva plus embarrassé qu'en aucun moment de sa vie. En proie à mille terreurs, il voulait et redoutait un éloge, il désirait s'enfuir, car la pudeur a sa coquetterie aussi! Le pauvre amant n'osait dire un mot qui aurait eu l'air de quêter un remercîment; il trouvait toutes les paroles compromettantes, et se taisait en gardant une attitude de criminel. Ève, qui devinait les tortures de cette modestie, se plut à jouir de ce silence; mais quand David tortilla son chapeau pour s'en aller, elle sourit.

      — Monsieur David, lui dit-elle, si vous ne passez pas la soirée chez madame de Bargeton, nous pouvons la passer ensemble. Il fait beau, voulez-vous aller nous promener le long de la Charente? nous causerons de Lucien.

      David eut envie de se prosterner devant cette délicieuse jeune fille. Ève avait mis dans le son de sa voix des récompenses inespérées; elle avait,


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