La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac

La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04 - Honore de Balzac


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Laure de Rastignac; Astolphe qui avait appris par cœur dans un journal la description d'une nouvelle charrue en parlait au baron. Lucien ne savait pas, le pauvre poète, qu'aucune de ces intelligences, excepté celle de madame de Bargeton, ne pouvait comprendre la poésie. Toutes ces personnes, privées d'émotions, étaient accourues en se trompant elles-mêmes sur la nature du spectacle qui les attendait. Il est des mots qui, semblables aux trompettes, aux cymbales, à la grosse caisse des saltimbanques, attirent toujours le public. Les mots beauté, gloire, poésie, ont des sortiléges qui séduisent les esprits les plus grossiers.

      Quand tout le monde fut arrivé, que les causeries eurent cessé, non sans mille avertissements donnés aux interrupteurs par monsieur de Bargeton, que sa femme envoya comme un suisse d'église qui fait retentir sa canne sur les dalles, Lucien se mit à la table ronde, près de madame de Bargeton, en éprouvant une violente secousse d'âme. Il annonça d'une voix troublée que, pour ne tromper l'attente de personne, il allait lire les chefs-d'œuvre récemment retrouvés d'un grand poète inconnu. Quoique les poésies d'André de Chénier eussent été publiées dès 1819, personne, à Angoulême, n'avait encore entendu parler d'André de Chénier. Chacun voulut voir, dans cette annonce, un biais trouvé par madame de Bargeton pour ménager l'amour-propre du poète et mettre les auditeurs à l'aise. Lucien lut d'abord le Jeune Malade, qui fut accueilli par des murmures flatteurs; puis l'Aveugle, poème que ces esprits médiocres trouvèrent long. Pendant sa lecture, Lucien fut en proie à l'une de ces souffrances infernales qui ne peuvent être parfaitement comprises que par d'éminents artistes, ou par ceux que l'enthousiasme et une haute intelligence mettent à leur niveau. Pour être traduite par la voix, comme pour être saisie, la poésie exige une sainte attention. Il doit se faire entre le lecteur et l'auditoire une alliance intime, sans laquelle les électriques communications des sentiments n'ont plus lieu. Cette cohésion des âmes manque-t-elle, le poète se trouve alors comme un ange essayant de chanter un hymne céleste au milieu des ricanements de l'enfer. Or, dans la sphère où se développent leurs facultés, les hommes d'intelligence possèdent la vue circumspective du colimaçon, le flair du chien et l'oreille de la taupe; ils voient, ils sentent, ils entendent tout autour d'eux. Le musicien et le poète se savent aussi promptement admirés ou incompris, qu'une plante se sèche ou se ravive dans une atmosphère amie ou ennemie. Les murmures des hommes qui n'étaient venus là que pour leurs femmes, et qui se parlaient de leurs affaires, retentissaient à l'oreille de Lucien par les lois de cette acoustique particulière; de même qu'il voyait les hiatus sympathiques de quelques mâchoires violemment entrebâillées, et dont les dents le narguaient. Lorsque, semblable à la colombe du déluge, il cherchait un coin favorable où son regard pût s'arrêter, il rencontrait les yeux impatientés de gens qui pensaient évidemment à profiter de cette réunion pour s'interroger sur quelques intérêts positifs. A l'exception de Laure de Rastignac, de deux ou trois jeunes gens et de l'Évêque, tous les assistants s'ennuyaient. En effet, ceux qui comprennent la poésie cherchent à développer dans leur âme ce que l'auteur a mis en germe dans ses vers; mais ces auditeurs glacés, loin d'aspirer l'âme du poète, n'écoutaient même pas ses accents. Lucien éprouva donc un si profond découragement, qu'une sueur froide mouilla sa chemise. Un regard de feu lancé par Louise, vers laquelle il se tourna, lui donna le courage d'achever; mais son cœur de poète saignait de mille blessures.

      — Trouvez-vous cela bien amusant, Fifine? dit à sa voisine la sèche Lili qui s'attendait peut-être à des tours de force.

      — Ne me demandez pas mon avis, ma chère, mes yeux se ferment aussitôt que j'entends lire.

      — J'espère que Naïs ne nous donnera pas souvent des vers le soir, dit Francis. Quand j'écoute lire après mon dîner, l'attention que je suis forcé d'avoir trouble ma digestion.

      — Pauvre chat, dit Zéphirine à voix basse, buvez un verre d'eau sucrée.

      — C'est fort bien déclamé, dit Alexandre; mais j'aime mieux le whist.

      En entendant cette réponse qui passa pour spirituelle à cause de la signification anglaise du mot, quelques joueuses prétendirent que le lecteur avait besoin de repos. Sous ce prétexte, un ou deux couples s'esquivèrent dans le boudoir. Lucien, supplié par Louise, par la charmante Laure de Rastignac et par l'Évêque, réveilla l'attention, grâce à la verve contre-révolutionnaire des Iambes, que plusieurs personnes, entraînées par la chaleur du débit, applaudirent sans les comprendre. Ces sortes de gens sont influençables par la vocifération comme les palais grossiers sont excités par les liqueurs fortes. Pendant un moment où l'on prit des glaces, Zéphirine envoya Francis voir le volume, et dit à sa voisine Amélie que les vers lus par Lucien étaient imprimés.

      — Mais, répondit Amélie avec un visible bonheur, c'est bien simple, monsieur de Rubempré travaille chez un imprimeur. C'est, dit-elle en regardant Lolotte, comme si une jolie femme faisait elle-même ses robes.

      — Il a imprimé ses poésies lui-même, se dirent les femmes.

      — Pourquoi s'appelle-t-il donc alors monsieur de Rubempré? demanda Jacques. Quand il travaille de ses mains, un noble doit quitter son nom.

      — Il a effectivement quitté le sien, qui était roturier, dit Zizine, mais pour prendre celui de sa mère qui est noble.

      — Puisque ses vers (en province on nomme verse) sont imprimés, nous pouvons les lire nous-mêmes, dit Astolphe.

      Cette stupidité compliqua la question jusqu'à ce que Sixte du Châtelet eût daigné dire à cette ignorante assemblée que l'annonce n'était pas une précaution oratoire, et que ces belles poésies appartenaient à un frère royaliste du révolutionnaire Marie-Joseph Chénier. La société d'Angoulême, à l'exception de l'Évêque, de madame de Rastignac et de ses deux filles, que cette grande poésie avait saisis, se crut mystifiée et s'offensa de cette supercherie. Un sourd murmure s'éleva; mais Lucien ne l'entendit pas. Isolé de ce monde odieux par l'enivrement que produisait une mélodie intérieure, il s'efforçait de la répéter, et voyait les figures comme à travers un nuage. Il lut la sombre élégie sur le suicide, celle dans le goût ancien où respire une mélancolie sublime; puis celle où est ce vers:

      Tes vers sont doux, j'aime à les répéter.

      Enfin, il termina par la suave idylle intitulée Néère.

      Plongée dans une délicieuse rêverie, une main dans ses boucles, qu'elle avait défrisées sans s'en apercevoir, l'autre pendant, les yeux distraits, seule au milieu de son salon, madame de Bargeton se sentait pour la première fois de sa vie transportée dans la sphère qui lui était propre. Jugez combien elle fut désagréablement distraite par Amélie, qui s'était chargée de lui exprimer les vœux publics.

      — Naïs, nous étions venues pour entendre les poésies de monsieur Chardon, et vous nous donnez des vers (verse) imprimés. Quoique ces morceaux soient fort jolis, par patriotisme ces dames aimeraient mieux le vin du cru.

      — Ne trouvez-vous pas que la langue française se prête peu à la poésie? dit Astolphe au Directeur des Contributions. Je trouve la prose de Cicéron mille fois plus poétique.

      — La vraie poésie française est la poésie légère, la chanson, répondit du Châtelet.

      — La chanson prouve que notre langue est très-musicale, dit Adrien.

      — Je voudrais bien connaître les vers (verse) qui ont causé la perte de Naïs, dit Zéphirine; mais d'après la manière dont elle accueille la demande d'Amélie, elle n'est pas disposée à nous en donner un échantillon.

      — Elle se doit à elle-même de les lui faire dire, répondit Francis, car le génie de ce petit bonhomme est sa justification.

      — Vous qui avez été dans la diplomatie, obtenez-nous cela, dit Amélie à monsieur du Châtelet.

      — Rien de plus aisé, dit le baron.

      L'ancien Secrétaire des Commandements, habitué à ces petits manéges, alla trouver l'Évêque et sut le mettre


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