La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac
faire dire par monseigneur.
Quand Francis et l'Évêque revinrent dans le cercle au centre duquel était Lucien, l'attention redoubla parmi les personnes qui déjà lui faisaient boire la ciguë à petits coups. Tout à fait étranger au manége des salons, le pauvre poète ne savait que regarder madame de Bargeton, et répondre gauchement aux gauches questions qui lui étaient adressées. Il ignorait les noms et les qualités de la plupart des personnes présentes, et ne savait quelle conversation tenir avec des femmes qui lui disaient des niaiseries dont il avait honte. Il se sentait d'ailleurs à mille lieues de ces divinités angoumoisines en s'entendant nommer tantôt monsieur Chardon, tantôt monsieur de Rubempré, tandis qu'elles s'appelaient Lolotte, Adrien, Astolphe, Lili, Fifine. Sa confusion fut extrême quand, ayant pris Lili pour un nom d'homme, il appela monsieur Lili le brutal monsieur de Senonches. Le Nembrod interrompit Lucien par un: — Monsieur Lulu? qui fit rougir madame de Bargeton jusqu'aux oreilles.
— Il faut être bien aveuglée pour admettre ici et nous présenter ce petit bonhomme, dit-il à demi-voix.
— Madame la marquise, dit Zéphirine à madame de Pimentel à voix basse, mais de manière à se faire entendre, ne trouvez-vous pas une grande ressemblance entre monsieur Chardon et monsieur de Cante-Croix?
— La ressemblance est idéale, répondit en souriant madame de Pimentel.
— La gloire a des séductions que l'on peut avouer, dit madame de Bargeton à la marquise. Il est des femmes qui s'éprennent de la grandeur comme d'autres de la petitesse, ajouta-t-elle en regardant Francis.
Zéphirine ne comprit pas, car elle trouvait son consul très-grand; mais la marquise se rangea du côté de Naïs en se mettant à rire.
— Vous êtes bien heureux, monsieur, dit à Lucien monsieur de Pimentel qui se reprit pour le nommer monsieur de Rubempré après l'avoir appelé Chardon, vous ne devez jamais vous ennuyer?
— Travaillez-vous promptement? lui demanda Lolotte de l'air dont elle eût dit à un menuisier: Êtes-vous longtemps à faire une boîte?
Lucien resta tout abasourdi sous ce coup d'assommoir; mais il releva la tête en entendant madame de Bargeton répondre en souriant: — Ma chère, la poésie ne pousse pas dans la tête de monsieur de Rubempré comme l'herbe dans nos cours.
— Madame, dit l'Évêque à Lolotte, nous ne saurions avoir trop de respect pour les nobles esprits en qui Dieu met un de ses rayons. Oui, la poésie est chose sainte. Qui dit poésie, dit souffrance. Combien de nuits silencieuses n'ont pas values les strophes que vous admirez! Saluez avec amour le poète qui mène presque toujours une vie malheureuse, et à qui Dieu réserve sans doute une place dans le ciel parmi ses prophètes. Ce jeune homme est un poète, ajouta-t-il en posant la main sur la tête de Lucien, ne voyez-vous pas quelque fatalité imprimée sur ce beau front?
Heureux d'être si noblement défendu, Lucien salua l'Évêque par un regard suave, sans savoir que le digne prélat allait être son bourreau. Madame de Bargeton lança sur le cercle ennemi des regards pleins de triomphe qui s'enfoncèrent, comme autant de dards, dans le cœur de ses rivales, dont la rage redoubla.
— Ah! monseigneur, répondit le poète en espérant frapper ces têtes imbéciles de son sceptre d'or, le vulgaire n'a ni votre esprit, ni votre charité. Nos douleurs sont ignorées, personne ne sait nos travaux. Le mineur a moins de peine à extraire l'or de la mine, que nous n'en avons à arracher nos images aux entrailles de la plus ingrate des langues. Si le but de la poésie est de mettre les idées au point précis où tout le monde peut les voir et les sentir, le poète doit incessamment parcourir l'échelle des intelligences humaines afin de les satisfaire toutes; il doit cacher sous les plus vives couleurs la logique et le sentiment, deux puissances ennemies; il lui faut enfermer tout un monde de pensées dans un mot, résumer des philosophies entières par une peinture; enfin ses vers sont des graines dont les fleurs doivent éclore dans les cœurs, en y cherchant les sillons creusés par les sentiments personnels. Ne faut-il pas avoir tout senti pour tout rendre? Et sentir vivement, n'est-ce pas souffrir? Aussi les poésies ne s'enfantent-elles qu'après de pénibles voyages entrepris dans les vastes régions de la pensée et de la société. N'est-ce pas des travaux immortels que ceux auxquels nous devons des créatures dont la vie devient plus authentique que celle des êtres qui ont véritablement vécu, comme la Clarisse de Richardson, la Camille de Chénier, la Délie de Tibulle, l'Angélique de l'Arioste, la Francesca du Dante, l'Alceste de Molière, le Figaro de Beaumarchais, la Rebecca de Walter Scott, le Don Quichotte de Cervantès!
— Et que nous créerez-vous? demanda du Châtelet.
— Annoncer de telles conceptions, répondit Lucien, n'est-ce pas se donner un brevet d'homme de génie? D'ailleurs ces enfantements sublimes veulent une longue expérience du monde, une étude des passions et des intérêts humains que je ne saurais avoir faite; mais je commence, dit-il avec amertume en jetant un regard vengeur sur ce cercle. Le cerveau porte longtemps...
— Votre accouchement sera laborieux, dit monsieur du Hautoy en l'interrompant.
— Votre excellente mère pourra vous aider, dit l'Évêque.
Ce mot si habilement préparé, cette vengeance attendue alluma dans tous les yeux un éclair de joie. Sur toutes les bouches il courut un sourire de satisfaction aristocratique, augmentée par l'imbécillité de monsieur de Bargeton qui se mit à rire après coup.
— Monseigneur, vous êtes un peu trop spirituel pour nous en ce moment, ces dames ne vous comprennent pas, dit madame de Bargeton qui par ce seul mot paralysa les rires et attira sur elle les regards étonnés. Un poète qui prend toutes ses inspirations dans la Bible, a dans l'Église une véritable mère. Monsieur de Rubempré, dites-nous Saint Jean dans Pathmos, ou le Festin de Balthasar, pour montrer à Monseigneur que Rome est toujours la Magna parens de Virgile.
Les femmes échangèrent un sourire en entendant Naïs disant les deux mots latins.
Au début de la vie, les plus fiers courages ne sont pas exempts d'abattement. Ce coup avait envoyé tout d'abord Lucien au fond de l'eau; mais il frappa du pied et revint à la surface, en se jurant de dominer ce monde. Comme le taureau piqué de mille flèches, il se releva furieux, et allait obéir à la voix de Louise en déclamant Saint Jean dans Pathmos; mais la plupart des tables de jeu avaient attiré leurs joueurs qui retombaient dans l'ornière de leurs habitudes en y trouvant un plaisir que la poésie ne leur avait pas donné. Puis la vengeance de tant d'amours-propres irrités n'eût pas été complète sans le dédain négatif que l'on témoigna pour la poésie indigène, en désertant Lucien et madame de Bargeton. Chacun parut préoccupé: celui-ci alla causer d'un chemin cantonal avec le Préfet, celle-là parla de varier les plaisirs de la soirée en faisant un peu de musique. La haute société d'Angoulême, se sentant mauvais juge en fait de poésie, était surtout curieuse de connaître l'opinion des Rastignac, des Pimentel sur Lucien, et plusieurs personnes allèrent autour d'eux. La haute influence que ces deux familles exerçaient dans le Département était toujours reconnue dans les grandes circonstances; chacun les jalousait et les courtisait, car tout le monde prévoyait avoir besoin de leur protection.
— Comment trouvez-vous notre poète et sa poésie? dit Jacques à la marquise chez laquelle il chassait.
— Mais pour des vers de province, dit-elle en souriant, ils ne sont pas mal; d'ailleurs un si beau poète ne peut rien faire mal.
Chacun trouva l'arrêt adorable, et l'alla répéter en y mettant plus de méchanceté que la marquise n'y en voulait mettre.
Du Châtelet fut alors requis d'accompagner monsieur de Bartas qui massacra le grand air de Figaro. Une fois la porte ouverte à la musique il fallut écouter la romance chevaleresque faite sous l'Empire par Chateaubriand, chantée par Châtelet. Puis vinrent les morceaux à quatre mains exécutés par des petites filles, et réclamés par madame du Brossard qui voulait faire briller le talent de sa chère Camille aux yeux de monsieur de Séverac.
Madame