La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac
épigramme, et qui voulait la racheter. Mademoiselle de Rastignac, que la poésie avait séduite, se coula dans le boudoir à l'insu de sa mère. En s'asseyant sur son canapé à matelas piqué où elle entraîna Lucien, Louise put, sans être entendue ni vue, lui dire à l'oreille: — Cher ange, ils ne t'ont pas compris! mais...
Tes vers sont doux, j'aime à les répéter.
Lucien, consolé par cette flatterie, oublia pour un moment ses douleurs.
— Il n'y a pas de gloire à bon marché, lui dit madame de Bargeton en lui prenant la main et la lui serrant. Souffrez, souffrez, mon ami, vous serez grand, vos douleurs sont le prix de votre immortalité. Je voudrais bien avoir à supporter les travaux d'une lutte. Dieu vous garde d'une vie atone et sans combats, où les ailes de l'aigle ne trouvent pas assez d'espace. J'envie vos souffrances, car vous vivez au moins, vous! Vous déploierez vos forces, vous espérerez une victoire! Votre lutte sera glorieuse. Quand vous serez arrivé dans la sphère impériale où trônent les grandes intelligences, souvenez-vous des pauvres gens déshérités par le sort, dont l'intelligence s'annihile sous l'oppression d'un azote moral et qui périssent après avoir constamment su ce qu'était la vie sans pouvoir vivre, qui ont eu des yeux perçants et n'ont rien vu, de qui l'odorat était délicat et qui n'ont senti que des fleurs empestées. Chantez alors la plante qui se dessèche au fond d'une forêt, étouffée par des lianes, par des végétations gourmandes, touffues, sans avoir été aimée par le soleil, et qui meurt sans avoir fleuri! Ne serait-ce pas un poème d'horrible mélancolie, un sujet tout fantastique? Quelle composition sublime que la peinture d'une jeune fille née sous les cieux de l'Asie, ou de quelque fille du désert transportée dans quelque froid pays d'Occident, appelant son soleil bien-aimé, mourant de douleurs incomprises, également accablée de froid et d'amour! Ce serait le type de beaucoup d'existences.
— Vous peindriez ainsi l'âme qui se souvient du ciel, dit l'Évêque, un poème qui doit avoir été fait jadis, je me suis plu à en voir un fragment dans le Cantique des cantiques.
— Entreprenez cela, dit Laure de Rastignac en exprimant une naïve croyance au génie de Lucien.
— Il manque à la France un grand poème sacré, dit l'Évêque. Croyez-moi? la gloire et la fortune appartiendront à l'homme de talent qui travaillera pour la Religion.
— Il l'entreprendra, monseigneur, dit madame de Bargeton avec emphase. Ne voyez-vous pas l'idée du poème poindant déjà comme une flamme de l'aurore, dans ses yeux?
— Naïs nous traite bien mal, disait Fifine. Que fait-elle donc?
— Ne l'entendez-vous pas? répondit Stanislas. Elle est à cheval sur ses grands mots qui n'ont ni queue ni tête.
Amélie, Fifine, Adrien et Francis apparurent à la porte du boudoir, en accompagnant madame de Rastignac qui venait chercher sa fille pour partir.
— Naïs, dirent les deux femmes enchantées de troubler l'à parte du boudoir, vous seriez bien aimable de nous jouer quelque morceau.
— Ma chère enfant, répondit madame de Bargeton, monsieur de Rubempré va nous dire son Saint Jean dans Pathmos, un magnifique poème biblique.
— Biblique! répéta Fifine étonnée.
Amélie et Fifine rentrèrent dans le salon en y apportant ce mot comme une pâture à moquerie. Lucien s'excusa de dire le poème en objectant son défaut de mémoire. Quand il reparut, il n'excita plus le moindre intérêt. Chacun causait ou jouait. Le poète avait été dépouillé de tous ses rayons, les propriétaires ne voyaient en lui rien de bien utile, les gens à prétentions le craignaient comme un pouvoir hostile à leur ignorance; les femmes jalouses de madame de Bargeton, la Béatrix de ce nouveau Dante, selon le Vicaire-Général, lui jetaient des regards froidement dédaigneux.
— Voilà donc le monde! se dit Lucien en descendant à l'Houmeau par les rampes de Beaulieu, car il est des instants dans la vie où l'on aime à prendre le plus long, afin d'entretenir par la marche le mouvement d'idées où l'on se trouve, et au courant desquelles on veut se livrer. Loin de le décourager, la rage de l'ambitieux repoussé donnait à Lucien de nouvelles forces. Comme tous les gens emmenés par leur instinct dans une sphère élevée où ils arrivent avant de pouvoir s'y soutenir, il se promettait de tout sacrifier pour demeurer dans la haute société. Chemin faisant, il ôtait un à un les traits envenimés qu'il avait reçus, il se parlait tout haut à lui-même, il gourmandait les niais auxquels il avait eu affaire; il trouvait des réponses fines aux sottes demandes qu'on lui avait faites, et se désespérait d'avoir ainsi de l'esprit après coup. En arrivant sur la route de Bordeaux qui serpente au bas de la montagne et côtoie les rives de la Charente, il crut voir, au clair de lune, Ève et David assis sur une solive au bord de la rivière, près d'une fabrique, et descendit vers eux par un sentier.
Pendant que Lucien courait à sa torture chez madame de Bargeton, sa sœur avait pris une robe de percaline rose à mille raies, son chapeau de paille cousue, un petit châle de soie; mise simple qui faisait croire qu'elle était parée, comme il arrive à toutes les personnes chez lesquelles une grandeur naturelle rehausse les moindres accessoires. Aussi, quand elle quittait son costume d'ouvrière intimidait-elle prodigieusement David. Quoique l'imprimeur se fût résolu à parler de lui-même, il ne trouva plus rien à dire quand il donna le bras à la belle Ève pour traverser l'Houmeau. L'amour se plaît dans ces respectueuses terreurs, semblables à celles que la gloire de Dieu cause aux Fidèles. Les deux amants marchèrent silencieusement vers le pont Sainte-Anne afin de gagner la rive gauche de la Charente. Ève, qui trouva ce silence gênant s'arrêta vers le milieu du pont pour contempler la rivière qui, de là jusqu'à l'endroit où se construisait la poudrerie, forme une longue nappe où le soleil couchant jetait alors une joyeuse traînée de lumière.
— La belle soirée! dit-elle en cherchant un sujet de conversation, l'air est à la fois tiède et frais, les fleurs embaument, le ciel est magnifique.
— Tout parle au cœur, répondit David en essayant d'arriver à son amour par analogie. Il y a pour les gens aimants un plaisir infini à trouver dans les accidents d'un paysage, dans la transparence de l'air, dans les parfums de la terre, la poésie qu'ils ont dans l'âme. La nature parle pour eux.
— Et elle leur délie aussi la langue, dit Ève en riant. Vous étiez bien silencieux en traversant l'Houmeau. Savez-vous que j'étais embarrassée...
— Je vous trouvais si belle que j'étais saisi, répondit naïvement David.
— Je suis donc moins belle en ce moment? lui demanda-t-elle.
— Non; mais je suis si heureux de me promener seul avec vous, que...
Il s'arrêta tout interdit et regarda les collines par où descend la route de Saintes.
— Si vous trouvez quelque plaisir à cette promenade, j'en suis ravie, car je me crois obligée à vous donner une soirée en échange de celle que vous m'avez sacrifiée. En refusant d'aller chez madame de Bargeton, vous avez été tout aussi généreux que l'était Lucien en risquant de la fâcher par sa demande.
— Non pas généreux, mais sage, répondit David. Puisque nous sommes seuls sous le ciel, sans autres témoins que les roseaux et les buissons qui bordent la Charente, permettez-moi, chère Ève, de vous exprimer quelques-unes des inquiétudes que me cause la marche actuelle de Lucien. Après ce que je viens de lui dire, mes craintes vous paraîtront, je l'espère, un raffinement d'amitié. Vous et votre mère, vous avez tout fait pour le mettre au-dessus de sa position; mais en excitant son ambition, ne l'avez-vous pas imprudemment voué à de grandes souffrances? Comment se soutiendra-t-il dans le monde où le portent ses goûts? Je le connais! il est de nature à aimer les récoltes sans le travail. Les devoirs de société lui dévoreront son temps, et le temps est le seul capital des gens qui n'ont que leur intelligence pour fortune; il aime à briller, le monde irritera ses désirs qu'aucune somme ne pourra satisfaire, il dépensera de l'argent et n'en gagnera pas; enfin, vous l'avez habitué à se croire grand; mais avant