De l'origine des espèces. Darwin Charles

De l'origine des espèces - Darwin Charles


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la nature, au contraire, choisit pour l'avantage de l'être lui-même. Elle donne plein exercice aux caractères qu'elle choisit, ce qu'implique le fait seul de leur sélection. L'homme réunit dans un même pays les espèces provenant de bien des climats différents; il exerce rarement d'une façon spéciale et convenable les caractères qu'il a choisis; il donne la même nourriture aux pigeons à bec long et aux pigeons à bec court; il n'exerce pas de façon différente le quadrupède à longues pattes et à courtes pattes; il expose aux mêmes influences climatériques les moutons à longue laine et ceux à laine courte. Il ne permet pas aux mâles les plus vigoureux de lutter pour la possession des femelles. Il ne détruit pas rigoureusement tous les individus inférieurs; il protège, au contraire, chacun d'eux, autant qu'il est en son pouvoir, pendant toutes les saisons. Souvent il commence la sélection en choisissant quelques formes à demi monstrueuses, ou, tout au moins, en s'attachant à quelque modification assez apparente pour attirer son attention ou pour lui être immédiatement utile. À l'état de nature, au contraire la plus petite différence de conformation ou de constitution peut suffire à faire pencher la balance dans la lutte pour l'existence et se perpétuer ainsi. Les désirs et les efforts de l'homme sont si changeants! sa vie est si courte! Aussi, combien doivent être imparfaits les résultats qu'il obtient, quand on les compare à ceux que peut accumuler la nature pendant de longues périodes géologiques! Pouvons-nous donc nous étonner que les caractères des productions de la nature soient beaucoup plus franchement accusés que ceux des races domestiques de l'homme? Quoi d'étonnant à ce que ces productions naturelles soient infiniment mieux adaptées aux conditions les plus complexes de l'existence, et qu'elles portent en tout le cachet d'une oeuvre bien plus complète?

      On peut dire, par métaphore, que la sélection naturelle recherche, à chaque instant et dans le monde entier, les variations les plus légères; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont utiles; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dès que l'occasion s'en présente, pour améliorer tous les êtres organisés relativement à leurs conditions d'existence organiques et inorganiques. Ces lentes et progressives transformations nous échappent jusqu'à ce que, dans le cours des âges, la main du temps les ait marquées de son empreinte, et alors nous nous rendons si peu compte des longues périodes géologiques écoulées, que nous nous contentons de dire que les formes vivantes sont aujourd'hui différentes de ce qu'elles étaient autrefois.

      Pour que des modifications importantes se produisent dans une espèce, il faut qu'une variété une fois formée présente de nouveau, après de longs siècles peut-être, des différences individuelles participant à la nature utile de celles qui se sont présentées d'abord; il faut, en outre, que ces différences se conservent et se renouvellent encore. Des différences individuelles de la même nature se reproduisent constamment; il est donc à peu près certain que les choses se passent ainsi. Mais, en somme, nous ne pouvons affirmer ce fait qu'en nous assurant si cette hypothèse concorde avec les phénomènes généraux de la nature et les explique. D'autre part, la croyance générale que la somme des variations possibles est une quantité strictement limitée, est aussi une simple assertion hypothétique.

      Bien que la sélection naturelle ne puisse agir qu'en vue de l'avantage de chaque être vivant, il n'en est pas moins vrai que des caractères et des conformations, que nous sommes disposés à considérer comme ayant une importance très secondaire, peuvent être l'objet de son action. Quand nous voyons les insectes qui se nourrissent de feuilles revêtir presque toujours une teinte verte, ceux qui se nourrissent d'écorce une teinte grisâtre, le ptarmigan des Alpes devenir blanc en hiver et le coq de bruyère porter des plumes couleur de bruyère, ne devons-nous pas croire que les couleurs que revêtent certains oiseaux et certains insectes leur sont utiles pour les garantir du danger? Le coq de bruyère se multiplierait innombrablement s'il n'était pas détruit à quelqu'une des phases de son existence, et on sait que les oiseaux de proie lui font une chasse active; les faucons, doués d'une vue perçante, aperçoivent leur proie de si loin, que, dans certaines parties du continent, on n'élève pas de pigeons blancs parce qu'ils sont exposés à trop de dangers. La sélection naturelle pourrait donc remplir son rôle en donnant à chaque espèce de coq de bruyère une couleur appropriée au pays qu'il habite, en conservant et en perpétuant cette couleur dès qu'elle est acquise. Il ne faudrait pas penser non plus que la destruction accidentelle d'un animal ayant une couleur particulière ne puisse produire que peu d'effets sur une race. Nous devons nous rappeler, en effet, combien il est essentiel dans un troupeau de moutons blancs de détruire les agneaux qui ont la moindre tache noire. Nous avons vu que la couleur des cochons qui, en Virginie, se nourrissent de certaines racines, est pour eux une cause de vie ou de mort. Chez les plantes, les botanistes considèrent le duvet du fruit et la couleur de la chair comme des caractères très insignifiants; cependant, un excellent horticulteur, Downing, nous apprend qu'aux États-Unis les fruits à peau lisse souffrent beaucoup plus que ceux recouverts de duvet des attaques d'un insecte, le curculio; que les prunes pourprées sont beaucoup plus sujettes à certaines maladies que les prunes jaunes; et qu'une autre maladie attaque plus facilement les pêches à chair jaune que les pêches à chair d'une autre couleur. Si ces légères différences, malgré le secours de l'art, décident du sort des variétés cultivées, ces mêmes différences doivent évidemment, à l'état de nature, suffire à décider qui l'emportera d'un arbre produisant des fruits à la peau lisse ou à la peau velue, à la chair pourpre ou à la chair jaune; car, dans cet état, les arbres ont à lutter avec d'autres arbres et avec une foule d'ennemis.

      Quand nous étudions les nombreux petits points de différence qui existent entre les espèces et qui, dans notre ignorance, nous paraissent insignifiants, nous ne devons pas oublier que le climat, l'alimentation, etc., ont, sans aucun doute, produit quelques effets directs. Il ne faut pas oublier non plus qu'en vertu des lois de la corrélation, quand une partie varie et que la sélection naturelle accumule les variations, il se produit souvent d'autres modifications de la nature la plus inattendue.

      Nous avons vu que certaines variations qui, à l'état domestique, apparaissent à une période déterminée de la vie, tendent à réapparaître chez les descendants à la même période. On pourrait citer comme exemples la forme, la taille et la saveur des grains de beaucoup de variétés de nos légumes et de nos plantes agricoles; les variations du ver à soie à l'état de chenille et de cocon; le oeufs de nos volailles et la couleur du duvet de leurs petits; les cornes de nos moutons et de nos bestiaux à l'âge adulte. Or, à l'état de nature, la sélection naturelle peut agir sur certains êtres organisés et les modifier à quelque âge que ce soit par l'accumulation de variations profitables à cet âge et par leur transmission héréditaire à l'âge correspondant. S'il est avantageux à une plante que ses graines soient plus facilement disséminées par le vent, il est aussi aisé à la sélection naturelle de produire ce perfectionnement, qu'il est facile au planteur, par la sélection méthodique, d'augmenter et d'améliorer le duvet contenu dans les gousses de ses cotonniers.

      La sélection naturelle peut modifier la larve d'un insecte de façon à l'adapter à des circonstances complètement différentes de celles où devra vivre l'insecte adulte. Ces modifications pourront même affecter, en vertu de la corrélation, la conformation de l'adulte. Mais, inversement, des modifications dans la conformation de l'adulte peuvent affecter la conformation de la larve. Dans tous les cas, la sélection naturelle ne produit pas de modifications nuisibles à l'insecte, car alors l'espèce s'éteindrait.

      La sélection naturelle peut modifier la conformation du jeune relativement aux parents et celle des parents relativement aux jeunes. Chez les animaux vivant en société, elle transforme la conformation de chaque individu de telle sorte qu'il puisse se rendre utile à la communauté, à condition toutefois que la communauté profite du changement. Mais ce que la sélection naturelle ne saurait faire, c'est de modifier la structure d'une espèce sans lui procurer aucun avantage propre et seulement au bénéfice d'une, autre espèce. Or, quoique les ouvrages sur l'histoire naturelle rapportent parfois de semblables faits, je n'en ai pas trouvé un seul qui puisse soutenir l'examen. La sélection naturelle peut modifier profondément une conformation qui ne serait très utile qu'une fois pendant la vie d'un animal, si elle est importante pour lui. Telles sont, par exemple, les grandes mâchoires que possèdent certains insectes et qu'ils emploient exclusivement pour ouvrir leurs cocons,


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