De l'origine des espèces. Darwin Charles

De l'origine des espèces - Darwin Charles


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plus exact de dire que son existence dépend de l'humidité. On pourra dire plus exactement qu'une plante, qui produit annuellement un million de graines, sur lesquelles une seule, en moyenne, parvient à se développer et à mûrir à son tour, lutte avec les plantes de la même espèce, ou d'espèces différentes, qui recouvrent déjà le sol. Le gui dépend du pommier et de quelques autres arbres; or, c'est seulement au figuré que l'on pourra dire qu'il lutte contre ces arbres, car si des parasites en trop grand nombre s'établissent sur le même arbre, ce dernier languit et meurt; mais on peut dire que plusieurs guis, poussant ensemble sur la même branche et produisant des graines, luttent l'un avec l'autre. Comme ce sont les oiseaux qui disséminent les graines du gui, son existence dépend d'eux, et l'on pourra dire au figuré que le gui lutte avec d'autres plantes portant des fruits, car il importe à chaque plante d'amener les oiseaux à manger les fruits qu'elle produit, pour en disséminer la graine. J'emploie donc, pour plus de commodité, le terme général lutte pour l'existence, dans ces différents sens qui se confondent les uns avec les autres.

      PROGRESSION GÉOMÉTRIQUE DE L'AUGMENTATION DES INDIVIDUS

      La lutte pour l'existence résulte inévitablement de la rapidité avec laquelle tous les êtres organisés tendent à se multiplier. Tout individu qui, pendant le terme naturel de sa vie, produit plusieurs oeufs ou plusieurs graines, doit être détruit à quelque période de son existence, ou pendant une saison quelconque, car, autrement le principe de l'augmentation géométrique étant donné, le nombre de ses descendants deviendrait si considérable, qu'aucun pays ne pourrait les nourrir. Aussi, comme il naît plus d'individus qu'il n'en peut vivre, il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l'existence, soit avec un autre individu de la même espèce, soit avec des individus d'espèces différentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C'est la doctrine de Malthus appliquée avec une intensité beaucoup plus considérable à tout le règne animal et à tout le règne végétal, car il n'y a là ni production artificielle d'alimentation, ni restriction apportée au mariage par la prudence. Bien que quelques espèces se multiplient aujourd'hui plus ou moins rapidement, il ne peut en être de même pour toutes, car le monde ne pourrait plus les contenir.

      Il n'y a aucune exception à la règle que tout être organisé se multiplie naturellement avec tant de rapidité que, s'il n'est détruit, la terre serait bientôt couverte par la descendance d'un seul couple. L'homme même, qui se reproduit si lentement, voit son nombre doublé tous les vingt-cinq ans, et, à ce taux, en moins de mille ans, il n'y aurait littéralement plus de place sur le globe pour se tenir debout. Linné a calculé que, si une plante annuelle produit seulement deux graines – et il n'y a pas de plante qui soit si peu productive – et que l'année suivante les deux jeunes plants produisent à leur tour chacun deux graines, et ainsi de suite, on arrivera en vingt ans à un million de plants. De tous les animaux connus, l'éléphant, pense-t-on, est celui qui se reproduit le plus lentement. J'ai fait quelques calculs pour estimer quel serait probablement le taux minimum de son augmentation en nombre. On peut, sans crainte de se tromper, admettre qu'il commence à se reproduire à l'âge de trente ans, et qu'il continue jusqu'à quatre-vingt-dix; dans l'intervalle, il produit six petits, et vit lui-même jusqu'à l'âge de cent ans. Or, en admettant ces chiffres, dans sept cent quarante ou sept cent cinquante ans, il y aurait dix-neuf millions d'éléphants vivants, tous descendants du premier couple.

      Mais, nous avons mieux, sur ce sujet, que des calculs théoriques, nous avons des preuves directes, c'est-à-dire les nombreux cas observés de la rapidité étonnante avec laquelle se multiplient certains animaux à l'état sauvage, quand les circonstances leur sont favorables pendant deux ou trois saisons. Nos animaux domestiques, redevenus sauvages dans plusieurs parties du monde, nous offrent une preuve plus frappante encore de ce fait. Si l'on n'avait des données authentiques sur l'augmentation des bestiaux et des chevaux – qui cependant se reproduisent si lentement – dans l'Amérique méridionale et plus récemment en Australie, on ne voudrait certes pas croire aux chiffres que l'on indique. Il en est de même des plantes; on pourrait citer bien des exemples de plantes importées devenues communes dans une île en moins de dix ans. Plusieurs plantes, telles que le cardon et le grand chardon, qui sont aujourd'hui les plus communes dans les grandes plaines de la Plata, et qui recouvrent des espaces de plusieurs lieues carrées, à l'exclusion de toute autre plante, ont été importées d'Europe. Le docteur Falconer m'apprend qu'il y a aux Indes des plantes communes aujourd'hui, du cap Comorin jusqu'à l'Himalaya, qui ont été importées d'Amérique, nécessairement depuis la découverte de cette dernière partie du monde. Dans ces cas, et dans tant d'autres que l'on pourrait citer, personne ne suppose que la fécondité des animaux et des plantes se soit tout à coup accrue de façon sensible. Les conditions de la vie sont très favorables, et, en conséquence, les parents vivent plus longtemps, et tous, ou presque tous les jeunes se développent; telle est évidemment l'explication de ces faits. La progression géométrique de leur augmentation, progression dont les résultats ne manquent jamais de surprendre, explique simplement cette augmentation si rapide, si extraordinaire, et leur distribution considérable dans leur nouvelle patrie.

      À l'état sauvage, presque toutes les plantes arrivées à l'état de maturité produisent annuellement des graines, et, chez les animaux, il y en a fort peu qui ne s'accouplent pas. Nous pouvons donc affirmer, sans crainte de nous tromper, que toutes les plantes et tous les animaux tendent à se multiplier selon une progression géométrique; or, cette tendance doit être enrayée par la destruction des individus à certaines périodes de leur vie, car, autrement ils envahiraient tous les pays et ne pourraient plus subsister. Notre familiarité avec les grands animaux domestiques tend, je crois, à nous donner des idées fausses; nous ne voyons pour eux aucun cas de destruction générale, mais nous ne nous rappelons pas assez qu'on en abat, chaque année, des milliers pour notre alimentation, et qu'à l'état sauvage une cause autre doit certainement produire les mêmes effets.

      La seule différence qu'il y ait entre les organismes qui produisent annuellement un très grand nombre d'oeufs ou de graines et ceux qui en produisent fort peu, est qu'il faudrait plus d'années à ces derniers pour peupler une région placée dans des conditions favorables, si immense que soit d'ailleurs cette région. Le condor pond deux oeufs et l'autruche une vingtaine, et cependant, dans un même pays, le condor peut être l'oiseau le plus nombreux des deux. Le pétrel Fulmar ne pond qu'un oeuf, et cependant on considère cette espèce d'oiseau comme la plus nombreuse qu'il y ait au monde. Telle mouche dépose des centaines d'oeufs; telle autre, comme l'hippobosque, n'en dépose qu'un seul; mais cette différence ne détermine pas combien d'individus des deux espèces peuvent se trouver dans une même région. Une grande fécondité a quelque importance pour les espèces dont l'existence dépend d'une quantité d'alimentation essentiellement variable, car elle leur permet de s'accroître rapidement en nombre à un moment donné. Mais l'importance réelle du grand nombre des oeufs ou des graines est de compenser une destruction considérable à une certaine période de la vie; or, cette période de destruction, dans la grande majorité des cas, se présente de bonne heure. Si l'animal a le pouvoir de protéger d'une façon quelconque ses oeufs ou ses jeunes, une reproduction peu considérable suffit pour maintenir à son maximum le nombre des individus de l'espèce; si, au contraire, les oeufs et les jeunes sont exposés à une facile destruction, la reproduction doit être considérable pour que l'espèce ne s'éteigne pas. Il suffirait, pour maintenir au même nombre les individus d'une espèce d'arbre, vivant en moyenne un millier d'années, qu'une seule graine fût produite une fois tous les mille ans, mais à la condition expresse que cette graine ne soit jamais détruite et qu'elle soit placée dans un endroit où il est certain qu'elle se développera. Ainsi donc, et dans tous les cas, la quantité des graines ou des oeufs produits n'a qu'une influence indirecte sur le nombre moyen des individus d'une espèce animale ou végétale.

      Il faut donc, lorsque l'on contemple la nature, se bien pénétrer des observations que nous venons de faire; il ne faut jamais oublier que chaque être organisé s'efforce toujours de multiplier; que chacun d'eux soutient une lutte pendant une certaine période de son existence; que les jeunes et les vieux sont inévitablement exposés à une destruction incessante, soit durant chaque génération, soit à de certains intervalles. Qu'un de ces freins vienne à se relâcher, que la destruction s'arrête si peu que ce soit, et le nombre des individus d'une espèce s'élève rapidement à un


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