De l'origine des espèces. Darwin Charles
irrégulier d'un tronc d'arbre. Je puis ajouter que ce même naturaliste a démontré que les muscles des larves de certains insectes sont loin d'être uniformes. Les auteurs tournent souvent dans un cercle vicieux quand ils soutiennent que les organes importants ne varient jamais; ces mêmes auteurs, en effet, et il faut dire que quelques-uns l'ont franchement avoué, ne considèrent comme importants que les organes qui ne varient pas. Il va sans dire que, si l'on raisonne ainsi, on ne pourra jamais citer d'exemple de la variation d'un organe important; mais, si l'on se place à tout autre point de vue, on pourra certainement citer de nombreux exemples de ces variations.
Il est un point extrêmement embarrassant, relativement aux différences individuelles. Je fais allusion aux genres que l'on a appelés «protéens» ou «polymorphes», genres chez lesquels les espèces varient de façon déréglée. À peine y a-t-il deux naturalistes qui soient d'accord pour classer ces formes comme espèces ou comme variétés. On peut citer comme exemples les genres Rubus, Rosa et Hieracium chez les plantes; plusieurs genres d'insectes et de coquillages brachiopodes. Dans la plupart des genres polymorphes, quelques espèces ont des caractères fixes et définis. Les genres polymorphes dans un pays semblent, à peu d'exceptions près, l'être aussi dans un autre, et, s'il faut en juger par les Brachiopodes, ils l'ont été à d'autres époques. Ces faits sont très embarrassants, car ils semblent prouver que cette espèce de variabilité est indépendante des conditions d'existence. Je suis disposé à croire que, chez quelques-uns de ces genres polymorphes tout au moins, ce sont là des variations qui ne sont ni utiles ni nuisibles à l'espèce; et qu'en conséquence la sélection naturelle ne s'en est pas emparée pour les rendre définitives, comme nous l'expliquerons plus tard.
On sait que, indépendamment des variations, certains individus appartenant à une même espèce présentent souvent de grandes différences de conformation; ainsi, par exemple, les deux sexes de différents animaux; les deux ou trois castes de femelles stériles et de travailleurs chez les insectes, beaucoup d'animaux inférieurs à l'état de larve ou non encore parvenus à l'âge adulte. On a aussi constaté des cas de dimorphisme et de trimorphisme chez les animaux et chez les plantes. Ainsi, M. Wallace, qui dernièrement a appelé l'attention sur ce sujet, a démontré que, dans l'archipel Malais, les femelles de certaines espèces de papillons revêtent régulièrement deux ou même trois formes absolument distinctes, qui ne sont reliées les unes aux autres par aucune variété intermédiaire. Fritz Müller a décrit des cas analogues, mais plus extraordinaires encore, chez les mâles de certains crustacés du Brésil. Ainsi, un Tanais mâle se trouve régulièrement sous deux formes distinctes; l'une de ces formes possède des pinces fortes et ayant un aspect différent, l'autre a des antennes plus abondamment garnies de cils odorants. Bien que, dans la plupart de ces cas, les deux ou trois formes observées chez les animaux et chez les plantes ne soient pas reliées actuellement par des chaînons intermédiaires, il est probable qu'à une certaine époque ces intermédiaires ont existé. M. Wallace, par exemple, a décrit un certain papillon qui présente, dans une même île, un grand nombre de variétés reliées par des chaînons intermédiaires, et dont les formes extrêmes ressemblent étroitement aux deux formes d'une espèce dimorphe voisine, habitant une autre partie de l'archipel Malais. Il en est de même chez les fourmis; les différentes castes de travailleurs sont ordinairement tout à fait distinctes; mais, dans quelques cas, comme nous le verrons plus tard, ces castes sont reliées les unes aux autres par des variétés imperceptiblement graduées. J'ai observé les mêmes phénomènes chez certaines plantes dimorphes. Sans doute, il paraît tout d'abord extrêmement remarquable qu'un même papillon femelle puisse produire en même temps trois formes femelles distinctes et une seule forme mâle; ou bien qu'une plante hermaphrodite puisse produire, dans une même capsule, trois formes hermaphrodites distinctes, portant trois sortes différentes de femelles et trois ou même six sortes différentes de mâles. Toutefois, ces cas ne sont que des exagération du fait ordinaire, à savoir: que la femelle produit des descendants des deux sexes, qui, parfois, diffèrent les uns des autres d'une façon extraordinaire.
ESPÈCES DOUTEUSES
Les formes les plus importantes pour nous, sous bien des rapports, sont celles qui, tout en présentant, à un degré très prononcé, le caractère d'espèces, sont assez semblables à d'autres formes ou sont assez parfaitement reliées avec elles par des intermédiaires, pour que les naturalistes répugnent à les considérer comme des espèces distinctes. Nous avons toute raison de croire qu'un grand nombre de ces formes voisines et douteuses ont conservé leurs caractères de façon permanente pendant longtemps, pendant aussi longtemps même, autant que nous pouvons en juger, que les bonnes et vraies espèces. Dans la pratique, quand un naturaliste peut rattacher deux formes l'une à l'autre par des intermédiaires, il considère l'une comme une variété de l'autre; il désigne la plus commune, mais parfois aussi la première décrite, comme l'espèce, et la seconde comme la variété. Il se présente quelquefois, cependant, des cas très difficiles, que je n'énumérerai pas ici, où il s'agit de décider si une forme doit être classée comme une variété d'une autre forme, même quand elles sont intimement reliées par des formes intermédiaires; bien qu'on suppose d'ordinaire que ces formes intermédiaires ont une nature hybride, cela ne suffit pas toujours pour trancher la difficulté. Dans bien des cas, on regarde une forme comme une variété d'une autre forme, non pas parce qu'on a retrouvé les formes intermédiaires, mais parce que l'analogie qui existe entre elles fait supposer à l'observateur que ces intermédiaires existent aujourd'hui, ou qu'ils ont anciennement existé. Or, en agir ainsi, c'est ouvrir la porte au doute et aux conjectures.
Pour déterminer, par conséquent, si l'on doit classer une forme comme une espèce ou comme une variété, il semble que le seul guide à suivre soit l'opinion des naturalistes ayant un excellent jugement et une grande expérience; mais, souvent, il devient nécessaire de décider à la majorité des voix, car il n'est guère de variétés bien connues et bien tranchées que des juges très compétents n'aient considérées comme telles, alors que d'autres juges tout aussi compétents les considèrent comme des espèces.
Il est certain tout au moins que les variétés ayant cette nature douteuse sont très communes. Si l'on compare la flore de la Grande-Bretagne à celle de la France ou à celle des États-Unis, flores décrites par différents botanistes, on voit quel nombre surprenant de formes ont été classées par un botaniste comme espèces, et par un autre comme variétés. M. H. – C. Watson, auquel je suis très reconnaissant du concours qu'il m'a prêté, m'a signalé cent quatre-vingt-deux plantes anglaises, que l'on considère ordinairement comme des variétés, mais que certains botanistes ont toutes mises au rang des espèces; en faisant cette liste, il a omis plusieurs variétés insignifiantes, lesquelles néanmoins ont été rangées comme espèces par certains botanistes, et il a entièrement omis plusieurs genres polymorphes. M. Babington compte, dans les genres qui comprennent le plus de formes polymorphes, deux cent cinquante et une espèces, alors que M. Bentham n'en compte que cent douze, ce qui fait une différence de cent trente-neuf formes douteuses! Chez les animaux qui s'accouplent pour chaque portée et qui jouissent à un haut degré de la faculté de la locomotion, on trouve rarement, dans un même pays, des formes douteuses, mises au rang d'espèces par un zoologiste, et de variétés par un autre; mais ces formes sont communes dans les régions séparées. Combien n'y a-t-il pas d'oiseaux et d'insectes de l'Amérique septentrionale et de l'Europe, ne différant que très peu les uns des autres, qui ont été comptés, par un éminent naturaliste comme des espèces incontestables, et par un autre, comme des variétés, ou bien, comme on les appelle souvent, comme des races géographiques! M. Wallace démontre, dans plusieurs mémoires remarquables, qu'on peut diviser en quatre groupes les différents animaux, principalement les lépidoptères, habitant les îles du grand archipel Malais: les formes variables, les formes locales, les races géographiques ou sous-espèces, et les vraies espèces représentatives. Les premières, ou formes variables, varient beaucoup dans les limites d'une même île. Les formes locales sont assez constantes et sont distinctes dans chaque île séparée; mais, si l'on compare les unes aux autres les formes locales des différentes îles, on voit que les différences qui les séparent sont si légères et offrent tant de gradations, qu'il est impossible de les définir et de les décrire, bien qu'en même temps les formes extrêmes soient suffisamment distinctes. Les races géographiques