De l'origine des espèces. Darwin Charles
des nombreux ouvrages qu'ils ont consacrés à ce sujet et de voir les animaux eux-mêmes. Les éleveurs considèrent ordinairement l'organisme d'un animal comme un élément plastique, qu'ils peuvent modifier presque à leur gré. Si je n'étais borné par l'espace, je pourrais citer, à ce sujet, de nombreux exemples empruntés à des autorités hautement compétentes. Youatt, qui, plus que tout autre peut-être, connaissait les travaux des agriculteurs et qui était lui-même un excellent juge en fait d'animaux, admet que le principe de la sélection «permet à l'agriculteur, non seulement de modifier le caractère de son troupeau, mais de le transformer entièrement. C'est la baguette magique au moyen de laquelle il peut appeler à la vie les formes et les modèles qui lui plaisent.» Lord Somerville dit, à propos de ce que les éleveurs ont fait pour le mouton: «Il semblerait qu'ils aient tracé l'esquisse d'une forme parfaite en soi, puis qu'ils lui ont donné l'existence.» En Saxe, on comprend si bien l'importance du principe de la sélection, relativement au mouton mérinos, qu'on en a fait une profession; on place le mouton sur une table et un connaisseur l'étudie comme il ferait d'un tableau; on répète cet examen trois fois par an, et chaque fois on marque et l'on classe les moutons de façon à choisir les plus parfaits pour la reproduction.
Le prix énorme attribué aux animaux dont la généalogie est irréprochable prouve les résultats que les éleveurs anglais ont déjà atteints; leurs produits sont expédiés dans presque toutes les parties du monde. Il ne faudrait pas croire que ces améliorations fussent ordinairement dues au croisement de différentes races; les meilleurs éleveurs condamnent absolument cette pratique, qu'ils n'emploient quelquefois que pour des sous- races étroitement alliées. Quand un croisement de ce genre a été fait, une sélection rigoureuse devient encore beaucoup plus indispensable que dans les cas ordinaires. Si la sélection consistait simplement à isoler quelques variétés distinctes et à les faire se reproduire, ce principe serait si évident, qu'à peine aurait-on à s'en occuper; mais la grande importance de la sélection consiste dans les effets considérables produits par l'accumulation dans une même direction, pendant des générations successives, de différences absolument inappréciables pour des yeux inexpérimentés, différences que, quant à moi, j'ai vainement essayé d'apprécier.
Pas un homme sur mille n'a la justesse de coup d'oeil et la sûreté de jugement nécessaires pour faire un habile éleveur. Un homme doué de ces qualités, qui consacre de longues années à l'étude de ce sujet, puis qui y voue son existence entière, en y apportant toute son énergie et une persévérance indomptable, réussira sans doute et pourra réaliser d'immenses progrès; mais le défaut d'une seule de ces qualités déterminera forcément l'insuccès. Peu de personnes s'imaginent combien il faut de capacités naturelles, combien il faut d'années de pratique pour faire un bon éleveur de pigeons.
Les horticulteurs suivent les mêmes principes; mais ici les variations sont souvent plus soudaines. Personne ne suppose que nos plus belles plantes sont le résultat d'une seule variation de la souche originelle. Nous savons qu'il en a été tout autrement dans bien des cas sur lesquels nous possédons des renseignements exacts. Ainsi, on peut citer comme exemple l'augmentation toujours croissante de la grosseur de la groseille à maquereau commune. Si l'on compare les fleurs actuelles avec des dessins faits il y a seulement vingt ou trente ans, on est frappé des améliorations de la plupart des produits du fleuriste. Quand une race de plantes est suffisamment fixée, les horticulteurs ne se donnent plus la peine de choisir les meilleurs plants, ils se contentent de visiter les plates-bandes pour arracher les plants qui dévient du type ordinaire. On pratique aussi cette sorte de sélection avec les animaux, car personne n'est assez négligent pour permettre aux sujets défectueux d'un troupeau de se reproduire.
Il est encore un autre moyen d'observer les effets accumulés de la sélection chez les plantes; on n'a, en effet, qu'à comparer, dans un parterre, la diversité des fleurs chez les différentes variétés d'une même espèce; dans un potager, la diversité des feuilles, des gousses, des tubercules, ou en général de la partie recherchée des plantes potagères, relativement aux fleurs des mêmes variétés; et, enfin, dans un verger, la diversité des fruits d'une même espèce, comparativement aux feuilles et aux fleurs de ces mêmes arbres. Remarquez combien diffèrent les feuilles du Chou et que de ressemblance dans la fleur; combien, au contraire, sont différentes les fleurs de la Pensée et combien les feuilles sont uniformes; combien les fruits des différentes espèces de Groseilliers diffèrent par la grosseur, la couleur, la forme et le degré de villosité, et combien les fleurs présentent peu de différence. Ce n'est pas que les variétés qui diffèrent beaucoup sur un point ne diffèrent pas du tout sur tous les autres, car je puis affirmer, après de longues et soigneuses observations, que cela n'arrive jamais ou presque jamais. La loi de la corrélation de croissance, dont il ne faut jamais oublier l'importance, entraîne presque toujours quelques différences; mais, en règle générale, on ne peut douter que la sélection continue de légères variations portant soit sur les feuilles, soit sur les fleurs, soit sur le fruits, ne produise des races différentes les unes des autres, plus particulièrement en l'un de ces organes.
On pourrait objecter que le principe de la sélection n'a été réduit en pratique que depuis trois quarts de siècle. Sans doute, on s'en est récemment beaucoup plus occupé, et on a publié de nombreux ouvrages à ce sujet; aussi les résultats ont-ils été, comme on devait s'y attendre, rapides et importants; mais il n'est pas vrai de dire que ce principe soit une découverte moderne. Je pourrais citer plusieurs ouvrages d'une haute antiquité prouvant qu'on reconnaissait, dès alors, l'importance de ce principe. Nous avons la preuve que, même pendant les périodes barbares qu'a traversées l'Angleterre, on importait souvent des animaux de choix, et des lois en défendaient l'exportation; on ordonnait la destruction des chevaux qui n'atteignaient pas une certaine taille; ce que l'on peut comparer au travail que font les horticulteurs lorsqu'ils éliminent, parmi les produits de leurs semis, toutes les plantes qui tendent à dévier du type régulier. Une ancienne encyclopédie chinoise formule nettement les principes de la sélection; certains auteurs classiques romains indiquent quelques règles précises; il résulte de certains passages de la Genèse que, dès cette antique période, on prêtait déjà quelque attention à la couleur des animaux domestiques. Encore aujourd'hui, les sauvages croisent quelquefois leurs chiens avec des espèces canines sauvages pour en améliorer la race; Pline atteste qu'on faisait de même autrefois. Les sauvages de l'Afrique méridionale appareillent leurs attelages de bétail d'après la couleur; les Esquimaux en agissent de même pour leurs attelages de chiens. Livingstone constate que les nègres de l'intérieur de l'Afrique, qui n'ont eu aucun rapport avec les Européens, évaluent à un haut prix les bonnes races domestiques. Sans doute, quelques- uns de ces faits ne témoignent pas d'une sélection directe; mais ils prouvent que, dès l'antiquité, l'élevage des animaux domestiques était l'objet de soins tout particuliers, et que les sauvages en font autant aujourd'hui. Il serait étrange, d'ailleurs, que, l'hérédité des bonnes qualités et des défauts étant si évidente, l'élevage n'eût pas de bonne heure attiré l'attention de l'homme.
SÉLECTION INCONSCIENTE
Les bons éleveurs modernes, qui poursuivent un but déterminé, cherchent, par une sélection méthodique, à créer de nouvelles lignées ou des sous-races supérieures à toutes celles qui existent dans le pays. Mais il est une autre sorte de sélection beaucoup plus importante au point de vue qui nous occupe, sélection qu'on pourrait appeler inconsciente; elle a pour mobile le désir que chacun éprouve de posséder et de faire reproduire les meilleurs individus de chaque espèce. Ainsi, quiconque veut avoir des chiens d'arrêt essaye naturellement de se procurer les meilleurs chiens qu'il peut; puis, il fait reproduire les meilleurs seulement, sans avoir le désir de modifier la race d'une manière permanente et sans même y songer. Toutefois, cette habitude, continuée pendant des siècles, finit par modifier et par améliorer une race quelle qu'elle soit; c'est d'ailleurs en suivant ce procédé, mais d'une façon plus méthodique, que Bakewell, Collins, etc., sont parvenus à modifier considérablement, pendant le cours de leur vie, les formes et les qualités de leur bétail. Des changements de cette nature, c'est-à-dire lents et insensibles, ne peuvent être appréciés qu'autant que d'anciennes mesures exactes ou des dessins faits avec soin peuvent servir de point de comparaison. Dans quelques cas, cependant, on retrouve dans des régions moins civilisées, où la race s'est moins