De l'origine des espèces. Darwin Charles
naturelle «et celle qui concorde le mieux avec les faits connus en paléontologie, en botanique, en zoologie géographique, en anatomie et en classification».
Quand un jeune naturaliste aborde l'étude d'un groupe d'organismes qui lui sont parfaitement inconnus, il est d'abord très embarrassé pour déterminer quelles sont les différences qu'il doit considérer comme impliquant une espèce ou simplement une variété; il ne sait pas, en effet, quelles sont la nature et l'étendue des variations dont le groupe dont il s'occupe est susceptible, fait qui prouve au moins combien les variations sont générales. Mais, s'il restreint ses études à une seule classe habitant un seul pays, il saura bientôt quel rang il convient d'assigner à la plupart des formes douteuses. Tout d'abord, il est disposé à reconnaître beaucoup d'espèces, car il est frappé, aussi bien que l'éleveur de pigeons et de volailles dont nous avons déjà parlé, de l'étendue des différences qui existent chez les formes qu'il étudie continuellement; en outre, il sait à peine que des variations analogues, qui se présentent dans d'autres groupes et dans d'autres pays, seraient de nature à corriger ses premières impressions. À mesure que ses observations prennent un développement plus considérable, les difficultés s'accroissent, car il se trouve en présence d'un plus grand nombre de formes très voisines. En supposant que ses observations prennent un caractère général, il finira par pouvoir se décider; mais il n'atteindra ce point qu'en admettant des variations nombreuses, et il ne manquera pas de naturalistes pour contester ses conclusions. Enfin, les difficultés surgiront en foule, et il sera forcé de s'appuyer presque entièrement sur l'analogie, lorsqu'il en arrivera à étudier les formes voisines provenant de pays aujourd'hui séparés, car il ne pourra retrouver les chaînons intermédiaires qui relient ces formes douteuses.
Jusqu'à présent on n'a pu tracer une ligne de démarcation entre les espèces et les sous-espèces, c'est-à-dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient être presque mises au rang des espèces sans le mériter tout à fait. On n'a pas réussi davantage à tracer une ligne de démarcation entre les sous-espèces et les variétés fortement accusées, ou entre les variétés à peine sensibles et les différences individuelles. Ces différences se fondent l'une dans l'autre par des degrés insensibles, constituant une véritable série; or, la notion de série implique l'idée d'une transformation réelle.
Aussi, bien que les différences individuelles offrent peu d'intérêt aux naturalistes classificateurs, je considère qu'elles ont la plus haute importance en ce qu'elles constituent les premiers degrés vers ces variétés si légères qu'on croit devoir à peine les signaler dans les ouvrages sur l'histoire naturelle. Je crois que les variétés un peu plus prononcées, un peu plus persistantes, conduisent à d'autres variétés plus prononcées et plus persistantes encore; ces dernières amènent la sous-espèce, puis enfin l'espèce. Le passage d'un degré de différence à un autre peut, dans bien des cas, résulter simplement de la nature de l'organisme et des différentes conditions physiques auxquelles il a été longtemps exposé. Mais le passage d'un degré de différence à un autre, quand il s'agit de caractères d'adaptation plus importants, peut s'attribuer sûrement à l'action accumulatrice de la sélection naturelle, que j'expliquerai plus tard, et aux effets de l'augmentation de l'usage ou du non-usage des parties. On peut donc dire qu'une variété fortement accusée est le commencement d'une espèce. Cette assertion est-elle fondée ou non? C'est ce dont on pourra juger quand on aura pesé avec soin les arguments et les différents faits qui font l'objet de ce volume.
Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, que toutes les variétés ou espèces en voie de formation atteignent le rang d'espèces. Elles peuvent s'éteindre, ou elles peuvent se perpétuer comme variétés pendant de très longues périodes; M. Wollaston a démontré qu'il en était ainsi pour les variétés de certains coquillages terrestres fossiles à Madère, et M. Gaston de Saporta pour certaines plantes. Si une variété prend un développement tel que le nombre de ses individus dépasse celui de l'espèce souche, il est certain qu'on regardera la variété comme l'espèce et l'espèce comme la variété. Ou bien il peut se faire encore que la variété supplante et extermine l'espèce souche; ou bien encore elles peuvent coexister toutes deux et être toutes deux considérées comme des espèces indépendantes. Nous reviendrons, d'ailleurs; un peu plus loin sur ce sujet.
On comprendra, d'après ces remarques, que, selon moi, on a, dans un but de commodité, appliqué arbitrairement le terme espèces à certains individus qui se ressemblent de très près, et que ce terme ne diffère pas essentiellement du terme variété, donné à des formes moins distinctes et plus variables. Il faut ajouter, d'ailleurs, que le terme variété; comparativement à de simples différences individuelles, est aussi appliqué arbitrairement dans un but de commodité.
LES ESPÈCES COMMUNES ET TRÈS RÉPANDUES SONT CELLES QUI VARIENT LE PLUS
Je pensais, guidé par des considérations théoriques, qu'on pourrait obtenir quelques résultats intéressants relativement à la nature et au rapport des espèces qui varient le plus, en dressant un tableau de toutes les variétés de plusieurs flores bien étudiées. Je croyais, tout d'abord, que c'était là un travail fort simple; mais
M. H. – C, Watson, auquel je dois d'importants conseils et une aide précieuse sur cette question, m'a bientôtdémontré que je rencontrerais beaucoup de difficultés; le docteur Hooker m'a exprimé la même opinion en termes plus énergiques encore. Je réserve, pour un futur ouvrage, la discussion de ces difficultés et les tableaux comportant les nombres proportionnels des espèces variables. Le docteur Hooker m'autorise à ajouter qu'après avoir lu avec soin mon manuscrit et examiné ces différents tableaux, il partage mon opinion quant au principe que je vais établir tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, cette question, traitée brièvement comme il faut qu'elle le soit ici, est assez embarrassante en ce qu'on ne peut éviter des allusions à la lutte pour l'existence, à la divergence des caractères, et à quelques autres questions que nous aurons à discuter plus tard.
Alphonse de Candolle et quelques autres naturalistes ont démontré que les plantes ayant un habitat très étendu ont ordinairement des variétés. Ceci est parfaitement compréhensible, car ces plantes sont exposées à diverses conditions physiques, et elles se trouvent en concurrence (ce qui, comme nous le verrons plus tard, est également important ou même plus important encore) avec différentes séries d'êtres organisés. Toutefois, nos tableaux démontrent en outre que, dans tout pays limité, les espèces les plus communes, c'est-à-dire celles qui comportent le plus grand nombre d'individus et les plus répandues dans leur propre pays (considération différente de celle d'un habitat considérable et, dans une certaine mesure, de celle d'une espèce commune), offrent le plus souvent des variétés assez prononcées pour qu'on en tienne compte dans les ouvrages sur la botanique. On peut donc dire que les espèces qui ont un habitat considérable, qui sont le plus répandues dans leur pays natal, et qui comportent le plus grand nombre d'individus, sont les espèces florissantes ou espèces dominantes, comme on pourrait les appeler, et sont celles qui produisent le plus souvent des variétés bien prononcées, que je considère comme des espèces naissantes. On aurait pu, peut-être, prévoir ces résultats; en effet, les variétés, afin de devenir permanentes, ont nécessairement à lutter contre les autres habitants du même pays; or, les espèces qui dominent déjà sont le plus propres à produire des rejetons qui, bien que modifiés dans une certaine mesure, héritent encore des avantages qui ont permis à leurs parents de vaincre leurs concurrents. Il va sans dire que ces remarques sur la prédominance ne s'appliquent qu'aux formes qui entrent en concurrence avec d'autres formes, et, plus spécialement, aux membres d'un même genre ou d'une même classe ayant des habitudes presque semblables. Quant au nombre des individus, la comparaison, bien entendu, s'applique seulement aux membres du même groupe. On peut dire qu'une plante domine si elle est plus répandue, ou si le nombre des individus qu'elle comporte est plus considérable que celui des autres plantes du même pays vivant dans des conditions presque analogues. Une telle plante n'en est pas moins dominante parce que quelques conferves aquatiques ou quelques champignons parasites comportent un plus grand nombre d'individus et sont plus généralement répandus; mais, si une espèce de conferves ou de champignons parasites surpasse les espèces voisines au point de vue que nous venons d'indiquer, ce sera alors une espèce dominante dans